Yvette Gosselin et Rosaire Lemieux, 75 ans

Palmarolle

« Quand tu te fais brasser dans la vie, ça te donne un front de bœuf » -Yvette Gosselin

30 juin 1963, publication des bans pour le mariage de la passionnée Yvette Gosselin et du très débrouillard Rosaire Lemieux. « Est-ce que quelqu’un a des objections au mariage de Yvette et Rosaire, ou encore qu’il ne se taise à jamais. » En cette journée anormalement chaude et humide, les oiseaux volent bas. Il y a quelque chose d’étrange dans l’air, mais les futurs époux qui comptent se marier dans 4 jours n’y voient rien. Ils viennent de signer l’achat de la ferme laitière paternelle de monsieur Lemieux et s’enlignent pour l’île Nepawa, avant de revenir dans le fameux Rg 7 de Palmarolle, juste avant qu’il ne devienne mythique. La seule qui a répondu au curé par une objection au mariage, ce fut Dame Nature. Du haut du ciel, allez savoir pourquoi, elle a poussé un front froid et un système dépressionnaire qui a culminé par un des rares ouragans meurtriers de grande puissance dans la région. De la frontière de l’Ontario près de La Reine, puis Mancebourg, mais surtout Palmarolle et une part de Ste-Germaine, l’ouragan passa d’ouest en est dans un sillon tragique et destructeur. À 19 heures précises, dans le rang 7, comme huit autres agriculteurs, Rosaire et son père viennent de finir la traite laitière et sortent de l’étable pour aller vers la maison. Les bêtes s’affolent et tous voient venir un mur noir teinté de gris de pluie qui fonce vers eux avec une vitesse de guépard. Entre les deux bâtiments, un voisin tient ses deux jeunes enfants par la main et lorsque le vent arrive de Mancebourg et de La Reine, chargé de pluie, de terre et de débris, il sent ses jeunes enfants décoller du sol. Il les retient avec lui par la main jusqu’à l’intérieur. L’électricité est coupée aussitôt… il n’y a plus aucun poteau de téléphone debout et le transformateur va s’échoir au bout du champ. Toutes les granges lèvent et la plupart font un voyage maléfique et ténébreux à des centaines de mètres de là pour finalement s’écraser sur les champs dépeignés. Aubin, Lemieux, Couture, Fortier, Laflamme. Personne n’est épargné et l’eau entre en masse par les fissures des tours de fenêtres des maisons lorsqu’elles ne brisent pas en mille morceaux. Les vaches beuglent. L’ouragan a duré 3 longues minutes. 180 secondes d’horreur au cours desquelles un jeune agriculteur de Ste-Germaine est mort, supposément écrasé par sa grange.

Tous s’entendent pour dire que le seul dans les années 60 qui aurait pu déplacer des granges avec autant de rapidité et d’efficacité qu’un ouragan est sans contredit Charlie Gobeil de La Sarre, un « mouveur » professionnel de maison avec des techniques de génie qui rendaient jaloux même des entrepreneurs de Mirabel.

Le hic pour les Lemieux, c’est que toute la parenté arrive pour le mariage. Dans le rang 7, on manque d’électricité durant 5 jours et la mère des Lemieux sauve la donne en remettant en service son vieux poêle à bois pour faire les recettes.

Yvette et Rosaire sont propriétaires depuis peu d’une ferme avec une grange à rebâtir et ne savent pas comment les choses vont tourner pour leur mariage. Eh bien, ils ont tenu tête à Dame Nature et ont demandé à son patron (Dieu lui-même) de bénir leur union. La parenté a pris l’incident comme une chance de vivre avec plaisir, un retour à l’ancien temps (qui n’était pas si loin). On charrie de l’eau de la rivière et on s’organise. La noce se déroule bien et la réception se passait à La Sarre, heureusement. À Palmarolle, l’heure est à la reconstruction. C’est en partie à ce moment que le rang 7 a gagné sa réputation d’être un rang spécial, tricoté serré et fort en histoire. Combien de fois me suis-je fait raconter des histoires fascinantes sur ce qui se serait passé dans ce rang? C’est que l’effort collectif fut phénoménal. Tous les agriculteurs ont reconstruit, en grande partie grâce aux corvées collectives avec les gens du rang, du village et des dons des citoyens d’Abitibi-Ouest. Rosaire a passé son voyage de noces sur les toits des granges du rang 7 à installer de nouvelles toitures rondes comme le suggérait M. Proulx de St-Janvier-de-Chazel, permettant de faire vite et solidement, mais à moindre coût. La plupart tiennent encore aujourd’hui.

Après la vente de la ferme et un changement d’emploi, Rosaire est maintenant et encore, à 76 ans, chauffeur d’autobus scolaire. Il transporte depuis plus de 20 ans les enfants du primaire habitant au rang 7 jusqu’au village, et les secondaires 3 à 5 du village jusqu’à La Sarre. Il transporte maintenant son 9e petit-enfant à l’école tout en passant quotidiennement dans le rang qui l’a vu naître et grandir, et il fait un pied de nez aux nuages sombres qui pèsent parfois sur les têtes, comme un épais couvercle vissé par Dame Nature. Il guette le ciel dorénavant avec confiance parce qu’il sait que maintenant, tout comme les Palmarollois et sa femme, que « quand tu te fais brasser dans la vie, ça te donne un front de bœuf. » Et étant donné qu’on est champions en production laitière dans le coin, quand on parle de ruminants, on sait de quoi on parle!

On imagine un peu à quel point un événement de la sorte soude ensuite un coin de pays comme celui-là. Pour preuve, en voici la suite : en 1968, Rosaire et Yvette agrandissent un peu plus leur domaine, mais ils constatent qu’ils auront à nouveau besoin de sortir leur front de bœuf pour faire face à Dame Nature. Juste rendu au moment de faucher les grandes cultures d’avoine, d’orge et de blé pour les bêtes, il pleut presque sans arrêt durant 2 semaines consécutives. Impossible de faire le travail. Rendu là, tout le monde du rang va perdre ses récoltes et, à l’époque, il n’y a pas d’assurance qui couvre cela. En clair, 12 producteurs incapables de récolter vont perdre directement chacun 1500$ (10000$ de nos jours) : un total de 18000$ (128000$ de nos jours). À ce moment, M. Mercier, qui vend de la machinerie agricole au village, est pris avec une petite moissonneuse-batteuse de 11 pieds de large, invendue en fin de saison. Au lieu de 60000$, il vend au tiers du prix. Est-ce que c’est possible de récolter un peu d’ici que l’hiver s’installe? Pari risqué. Rosaire, avec son frère et un voisin, décident d’acheter. Au moment de sortir de la cour avec son achat le 31 octobre, il neige à gros flocons. Merde! C’est probablement foutu. Le lendemain, et pour les deux semaines d’ensuite, l’été indien se pointe. Temps clément. Doux et sec. Rosaire se met à récolter comme un déchainé. En passant la machine jour et nuit avec son frère sans arrêter (sauf pour l’essence et l’huile), ils finissent par récolter tous leurs champs et à passer aussi tous leurs voisins, en réchappant leur revenu contre un salaire presque symbolique de 8$/h. Sur un risque à prendre, on a fait sauver 120000$ aux agriculteurs du coin. Qu’on se le tienne pour dit : « Avoir du front, c’est bien. Avoir du flair, c’est encore mieux! »