Yolette Lévy, 80 ans

Vald'Or (anciennement Haïti)

Ah! L’enfance au Cap haïtien dans les années 40-50, c’était de la belle insouciance! Chanter à tout vent. Nager dans les rivières. Juger les gens subtilement par les souliers qu’ils portent en le chuchotant à un ami. L’insouciance, elle peut se poursuivre jusqu’à l’université, oh oui! Se lancer dans des débats organisés par les prêtres rien que pour le plaisir de bien débattre, ça nous amène loin. Mais on ne va jamais aussi loin que lorsqu’on ne sait pas où l’on va. J’étais formée comme pharmacienne et, dès que je suis sortie, j’ai offert mes services en Haïti en indiquant officiellement « à titre gracieux », même si tout le monde trouvait cela fou. Plus de 20 ans d’insouciance gagnées, ça mérite vraiment de payer cette dette-là à la société. Et puis, peu de temps après, tout se casse par le gouvernement qui change et qui se lance dans une chasse aux intellectuels lettrés, quitte à les tuer. Et c’est à ce moment qu’on se rend compte que l’insouciance, c’est bien fragile. Ça vole si vite en éclat.

Avec mon nouveau mari, c’est parce qu’on était instruits et privilégiés qu’on a pu partir par avion pour se sauver au Congo à Bukavu, tout près du Rwanda, pour enseigner. On était bien jusqu’à ce que notre fils développe une allergie à l’eau de la ville et que l’Afrique du Sud attaque Bukavu par un assassinat en haut lieu en 1967, commençant une longue guerre. Tout déboule et une petite part de l’insouciance revenue s’évapore à nouveau en nous, barbouillant le cœur d’une grande tristesse. Je sais bien et ça me travaille toujours de penser que quiconque quitte la partie la perd. Bukavu n’est aujourd’hui que l’ombre de ce qu’elle était, empêtrée dans les malheurs des richesses naturelles que tout le monde convoite. La paix fait des nids, la guerre les détruit.

Après avoir envoyé nos CV partout à partir de la Belgique, c’est seulement au Canada, à Val-d’Or, qu’on nous a offert 2 contrats d’enseignants. Faisant fi des commentaires des Montréalais qui disaient de ne pas y aller parce qu’il y aurait plein d’Indiens pas commodes dans ce froid polaire permanent, on est arrivé et on était très bien ici. On a vécu une intégration facile, honnête et sincère. Il reste qu’à partir de l’un des pays les plus pauvres au monde on est venu éduquer les jeunes d’un des pays du G7. Quelle ironie! Pendant ce temps, les gens en Haïti qui n’avaient pas notre éducation fuyaient comme boat people. Mais il vaut mieux allumer une chandelle que maudire les ténèbres. Je me suis impliquée durant des dizaines d’années dans toutes sortes de causes, y compris dans l’enseignement, et lorsque je me suis retrouvée représentante syndicale, des gens au provincial m’ont dit : « Yolette, comment voit-on ta présidence chez vous? » (en sous-entendu que je suis noire).

Je ne m’étais jamais posé la question précisément parce que Val-d’Or ne m’a jamais mis dans un contexte où la question se posait. Quand j’ai été conseillère municipale, je pouvais dire sans l’ombre d’un doute que Val-d’Or n’était pas raciste, misogyne ou antisyndicale, puisque c’était connu en ville que j’étais une femme noire engagée dans le syndicat, et ils m’ont élue! Moi, qui ai formé des centaines d’élèves à avoir de belles têtes bien pleines sans qu’ils soient toujours conscients de la responsabilité heureuse et extraordinaire qu’on a sur les épaules, je peux dire que ce sont les gens rencontrés sur mon chemin de vie qui ont parfait ma formation. Ils l’ont raffiné. J’ai eu rapidement une dette envers eux. Je dois dire que c’est ma plus grande paie lorsqu’on se croise dans la rue et qu’on se reconnaît. Je me suis impliquée dans des dizaines de comités et de causes pour payer ma dette envers Val-d’Or. S’il y a des choses à changer, il faut être le changement. L’incarner dans l’action. Changer les choses pour l’égalité hommes-femmes, pour les aînés ou pour les jeunes, c’est aussi montrer qu’on aime les gens et la société.

Maintenant, j’ai dépassé les 80 ans et les gens me pensent forte et sans besoin d’aide, mais c’est une image qu’ils se font. La vérité, c’est que ça casse parfois. Reste très peu d’insouciance, pour ne pas dire plus du tout, mais la dette que j’avais envers Haïti, qui m’a fait vivre les plus belles années de vraie insouciance, je ne l’ai jamais repayée. Pour mes enfants, ils ont suivi un bon chemin, ça va. Pour ici, ça va. Mais pour Haïti, 50 ans de chagrin n’effacent pas un sou de dette.

Yolette, tu es notre Dany Laferrière à nous. Chaque phrase sonne comme un point final en suspension dans l’air, pour laisser le temps à la sagesse de se frayer un chemin jusqu’à nos oreilles. Je sais qu’il faut parfois accepter de porter la tristesse qui nous habite et de l’assumer au lieu de la balayer toujours sous le tapis. Sans non plus porter toujours un cœur en lambeaux, j’en retiens le principe du don et du contre-don. En relations internationales, la logique de la dette nationale comporte un trou béant : elle ne se calcule qu’en argent. Tu nous montres qu’elle doit surtout se calculer en sentiment.