Sylvio Ménard, 94 ans

Senneterre

Mon grand frère Lionel me l’a dit : « Fais-en toujours plus que le client en demande. » Il disait aussi : « On a toujours trop d’ennemis, pis jamais assez d’amis. » J’écoute mon frère, c’est comme mon guide dans la famille: c’est mon best! Quand j’ai sauté sur une formation pour un an difficile, c’était pour apprendre le code morse pour servir de télégraphiste. Comme ça je me rendais indispensable. À l’heure où le téléphone n’est pas encore rendu dans les maisons, pis que c’est ben trop long d’attendre que la poste arrive pour communiquer quand t’es pressé, y reste à s’en remettre aux services du télégraphiste de la gare de train la plus proche. Des gars comme moi qui sont si habiles à communiquer chaque lettre d’un mot par les points et les barres qu’ils arrivent à tenir entre eux à distance (une communication aussi rapide qu’un texto d’aujourd’hui), il n’y en a pas beaucoup. Bien sûr, l’essentiel de nos jobs pour la compagnie de train, ce n’était pas juste de faire savoir les morts par accident aux familles ou autres nouvelles locales du genre, mais c’était surtout de diriger la circulation sur le chemin de fer. Il faut être parfait et impeccable pour les boss anglophones. Moi, à Senneterre, tout le monde me connaissait et savait que je n’avais pas l’âge pour travailler à la gare, 17 ans en forçant sur le 7. Je suis donc parti me faire engager dans le sud du Québec en trichant un peu sur mon âge. Pas d’attache, pas de femme, pas de famille dans le coin, pas de maison. Tout seul en pleine 2e Guerre mondiale, une maudite chance que je suis exempté d’y aller à cause de mes compétences de télégraphiste. M’imaginer de tuer du monde à l’autre bout du globe, ça me déchirerait. Je me suis donc donné dans l’ouvrage plus que ce qu’on attendait de moi: ça me permettait de me faire des amitiés nouvelles dans le grand monde des trains diesels de partout. J’ai commencé à Saint-Hubert rive sud de Montréal, puis Saint-Bruno, Saint-Basile-le-Grand, Otterburnpark, Beloeil, Sainte-Madeleine, Sainte-Rosalie, Windsor Mill, Lennoxville, Waterville, South Durham, et j’ai demandé à être transféré dans des gares au nord de New York (Rouses Point et Fort Covington) pour mieux perfectionner mon anglais. Ça me serait utile de mieux le connaître, et c’est ce que j’ai fait en deux ans seulement. Je suis revenu au Québec ensuite à la belle gare d’Acton Vale où tout s’est joué…

Réception d’un message important : « 19 R East. Deux trains de freight de plus de 60 wagons avancent à pleine vitesse l’un vers l’autre. » Dans la tête de Sylvio, les pensées ralentissent. Dans la gare déserte, ses paupières de plomb tombent du sommeil de l’enclume. Son subconscient a pourtant enregistré le devoir, oui, le train numéro 19 en direction est DOIT arrêter à notre gare et se mettre dans la voie d’évitement. Il faut monter le panneau vert et baisser le panneau rouge: l’urgence nous quête. Mais, tout est noir comme de l’encre aux yeux de Sylvio bientôt assoupi. Il vit dans les profondeurs des rêves et des cauchemars déboulés les uns sur les autres et qui façonnent son esprit de longues minutes.

Puis, la vibration constante des wagons passant à vive allure devant la gare le bouscule et le fait émerger de son sommeil en sursaut. Pupilles dilatées et neurones qui se réalignent: « J’ai un ordre à faire savoir. Oh noooooonnnnn!!!! » Les gens du train, le sourire aux lèvres, ne se doutent pas deux secondes qu’ils entreront dans quelques minutes dans le top 5 des pires tragédies ferroviaires jamais vécues au Canada. En moins de deux, il baisse le panneau rouge et sort sur le quai de gare avec le fanal d’urgence rouge en gesticulant comme un désâmé face à la locomotive en queue du train qui vient juste de passer. Le désespoir prenait alors un visage humain: celui de Sylvio Ménard aux nerfs tendus comme les cordes d’un violon et les sourcils en accents circonflexes. Sylvio voit soudain des flammèches blanches sortir à la tonne des roues pressées par les freins en catastrophe. Un employé l’a vu in extremis. Le spectacle de feux de Bengale prend fin au bout de deux minutes après quoi le train recula lentement en voie d’évitement. Sylvio relâcha soudain la pression qui l’habitait jusqu’à ce que ses muscles se crispent à nouveau soudainement. Il risque la suspension pour sa faute, mais surtout d’entrer chez les militaires pour servir de chair à canon en Europe. Comme un coup de main du destin de la part de son grand frère Lionel, il avait tant cultivé les amitiés et montré son bon vouloir à l’ouvrage, que, sortant du train, les employés éprouvés étaient tous des amis. On a convenu avec lui de ne pas dénoncer sa faute professionnelle. Sylvio restât à l’emploi du CN, et quelques mois après l’incident prit le poste tant convoité de télégraphiste à Senneterre, puis d’employé régulier jusqu’à sa retraite. Sa formation à l’extérieur de la région lui a beaucoup appris et lui a fait apprécier encore davantage son retour. En 2018, il reste le seul arrière-grand-père de l’Abitibi-Témiscamingue capable de communiquer une phrase par code morse plus rapidement que ses arrières-petits-fils par texto, comme s’il devait éviter à chaque fois le déraillement d’une vie.