
Suzanne Huard, 71 ans
La Sarre (anciennement Val-d'Or)« Suzanne, tu as 6 ans et ta petite sœur est née avec un pied viré à l’envers. Il va falloir que je m’occupe d’elle très souvent et que je lui frictionne les jambes plusieurs fois par jour. Aussi, je devrai aller avec elle à Montréal, pour aller voir un spécialiste qui va faire plusieurs opérations sur son pied. Ça va faire en sorte qu’elle a peut-être des chances d’avoir un pied normal comme toi et moi d’ici quelques années. Sinon, elle va boiter et elle risque d’avoir mal toute sa vie. On ne veut pas ça alors on fait les efforts qu’il faut. À cause de cela, je serai moins présente pour toi dans les prochaines années, mais je t’aime toujours autant. Par contre, ton père Johnny a plus d’un tour dans son sac pour te faire passer du bon temps. En fait, lui va plus s’occuper de toi en t’emportant avec lui un peu partout. En passant, à cause des opérations qui s’en viennent, on aura moins d’argent pour faire des grandes sorties dispendieuses, mais on va s’amuser quand même. Cette semaine, ton père n’a pas eu une semaine payante au salon de coiffure et je vous avertis qu’à cause de cela, on va manger plusieurs fois la même chose. »
Ces quelques lignes en apparence banales prononcées en 1954 contiennent beaucoup. Au-delà de la grande prévoyance, de l’amour familial et du dévouement qui ressort tout de suite, l’enseignement le plus pertinent de ce discours de la mère de Suzanne, c’est la franchise. Pas de cachette. On donne l’heure juste aux enfants. De la transparence de la tête aux pieds. De cette manière, la machine à rumeur n’a pas le temps de s’enclencher sur le pourquoi d’une larme à l’œil, d’une colère au bord de la porte ou d’un câlin plus long que d’habitude. Non. On dit les choses lorsqu’elles se présentent. On nomme même nos questionnements d’adulte aux enfants et le cheminement qui nous conduit à prendre une décision importante. On parle de ce que cela implique pour la suite. Quand on y pense, la franchise invite la réciproque chez l’autre en face. Elle lui dit : « Je te considère assez importante et responsable pour te dire ce que je pense réellement. Veux-tu laisser tomber les masques. On va se parler pour vrai ». Aussi, la franchise se conjugue mal avec les pensées impures et tordues. Garder le cap dans cette direction nous permet donc un rempart contre nos orgueils et nos désirs de vengeance ou de violence. Félix Leclerc disait à juste titre : « La violence est un manque de vocabulaire. »
En ce qui a trait à Joffre (Johnny pour les intimes), le père de Suzanne, il est vrai qu’à toutes les questions qu’elle pouvait poser, il avait de quoi répondre afin d’être limpide lui aussi. Honorant héroïquement sa promesse de toujours s’occuper de Suzanne pendant que la mère s’attardait sur le sort de la petite Sylvie, il s’est mis en tête de lui faire voir le monde.
Lui faire connaitre le quotidien de ses contemporains tout en menant pour lui-même une vie de relations humaines riches. Cela valait bien son pesant d’or pour une jeune leader en devenir. Il a apporté la charmante fillette à la pêche, à la chasse, à l’épicerie, à l’usine de Val-d’Or Potato chip, chez « Bil wa bo », dans le faubourg à m’lass (un quartier slave de Val-d’Or), dans les villages voisins, au pensionnat de St-Marc, à son travail de coiffeur pour dame et chez la parenté. Bref, à tous les endroits où l’humain dans toute sa diversité, se donne à comprendre. Sur l’exemple éloquent, mais peu commun pour l’époque, les frères de Johnny se sont mis à l’imiter, invitant leurs fils et leurs filles à la chasse avec eux. Non seulement la mère de Suzanne avait inoculé en elle le goût de la communication franche en expliquant les vérités en face, mais son père l’avait mis devant une grande variété de vérités, articulant ainsi une grande roue qui n’aurait de cesse de tourner.
Par surcroit, il a fait entrer dans cette roue bien huilée, une dose de féminisme. À bien comparer les situations, une femme vaut bien un homme et cela demande d’agir pour tailler une place nécessaire au genre féminin et préparer l’avenir. « Si tu sais conduire, t’es capable de te déplacer pour aller au travail et ça te rendra moins dépendante de ton mari plus tard. Savoir conduire, c’est la liberté. » Le goût de la liberté était une strate de plus. Elle se retrouvait donc avec la séquence : Voir, comprendre, voir large, analyser et agir. Et la roue continue. Vous savez, c’est sans surprise qu’on se rend compte que quand on a une valeur d’ancrée qu’on aime, on la reconnait plus tard sur notre parcours et on saute dessus facilement. Voyons voir où cela la conduit.
La cohérence des propos de ses parents, doublés de l’intérêt qu’elle portait à leurs valeurs l’ont conduit notamment, à l’Institut familial de Ville-Marie pendant que sa sœur était guérie de son pied bot. Les religieuses étaient parfois bousculées de voir que Suzanne posait de bonnes questions sur le pourquoi du comment, sans quoi elle n’agissait qu’avec désinvolture et désintérêt. Elle a ainsi provoqué, avec raison, des changements en cuisine « Pourquoi apprendre à la dure des leçons de cuisine avancées, si la nourriture qu’on nous donne à l’Institut goûte le brûlé? » et dans la manière de recevoir les dignitaires « Pourquoi tous les prêtres qu’on reçoit ont droit à notre sucre à la crème, alors qu’ils confient être tanné d’en manger partout où ils vont? » Bref, soyons conséquent. La commissionnaire hors paire qu’elle était (elle avait son permis de conduire), a terminé ses études avec succès.
La roue des valeurs tournait déjà fort bien à l’intérieur de Suzanne comme un dynamo qui donne de la confiance.
Alors qu’elle hésitait entre la vie d’enseignante et l’entrée au couvent, elle a laissé en plan son amoureux du temps. Lui disait : « Rien ne vaut l’amour d’une femme libre! J’aime mieux que tu ailles chez les religieuses pour tenter l’expérience au risque que ce soit pour de bon, que de te retenir par tous les moyens et que tu me reproches un jour de ne pas y être allée ». C’était le deuxième grand féministe de sa vie. Après trois mois franchement décevant chez rétrogrades Sœurs Grises à Notre-Dame-du-Cap, le premier qu’elle a appelé pour dire qu’elle préparait son retour à Val-d’Or, c’est cet homme tendre et égalitariste qu’était Jacques Beaulieu. Quand on a une valeur d’ancrée qu’on aime, on la reconnait sur notre parcours et… on saute dessus lorsqu’on la voit. Toujours dans la franchise et la sincérité de leur rapport, ils ont enseigné bientôt à la toute nouvelle Cité étudiante Polyno de La Sarre, avant que Suzanne ne monte les échelons à la Commission scolaire en passant les postes de conseillère pédagogique, directrice d’école, coordonnatrice des services complémentaires et de l’adaptation scolaire, puis directrice d’école à nouveau. « Jacques, ça ne te dérange pas toi que ta femme gagne plus que toi pis qu’elle ait un métier plus haut que toi? -Pas du tout! Elle a le goût d’aller vers ces défis-là dans sa carrière. Je la supporte et je suis content pour elle. Ça ne m’enlève rien et moi, bien honnêtement, je suis heureux dans mon métier de professeur. Manifestement, c’est vous que ça dérange… pas moi ».
La roue des valeurs prenait parfois l’allure d’une grande roue de carnaval en néon, où on embarque fébrilement à deux.
Tout en étant une des rares femmes directrices d’école d’Abitibi-Ouest durant plusieurs années, Suzanne a fait sa marque comme femme franche, conséquente et humaine. C’est plus facile de faire l’unanimité dans une organisation quand toutes les cartes sont sur la table, éclairées par
des réunions fréquentes, aux discussions ouvertes et limpides. Même le syndicat ne trouvait souvent rien à redire sur Suzanne. Dans ses fiertés de vie professionnelle, on compte la mission diplomatique d’avoir réussi à recoller les morceaux cassés entre Ste-Germaine et Palmarolle dans l’union des écoles secondaires, la mise en place d’une classe spéciale pour les élèves autistes à l’Académie et la mise sur pied d’une classe à palliers pour les élèves en troubles graves de comportement. Toujours dans un souci de transparence, doublé de diplomatie, elle est allée elle-même devant les commissaires de la Commission scolaire une fois par année pour les renseigner sur ce qui se passe avec les classes spéciales.
Ayant carrément fait une partie de sa carrière sur les qualités acquises et ce qu’elle en a fait, la roue des valeurs devenait régulièrement « La Roue de Fortune » à laquelle elle touchait le gros lot.
Sur le plan personnel, elle et Jacques ont eu deux enfants dont je fais partie. Heureux de me savoir entouré de parents qui m’ont montré la voie vers un respect des opinions des autres, une grande considération pour les femmes et pour tout ceux qu’on n’écoute pas suffisamment, je retiens de ma mère. Et si je vous ai abondamment parlé de ses parents, c’est que ma mère m’a tant parlé de psycho-généalogie, qu’il devient évident de vous la présenter par cet angle. Dans la même veine, je viens de ma mère et de mon père et tout cet intérêt que je porte à la jeunesse des autres, est pour moi, une seconde nature. Je retiens les leçons apprises. L’habileté à communiquer efficacement, je la tiens de celle qu’on surnomme autour de la table la « Ministre des communications. » Dès qu’un flou artistique s’installe dans une conversation personnelle ou de travail, je fais parler « la Suzanne » en moi pour éclaircir les choses. Tant de beau nous est arrivé à moi et ma sœur en faisant montre de cette superbe manière de communiquer. Face aux contextes les plus variés, je suis devenu un invétéré poseur de questions. Intéressé que je suis à sous-peser les réponses qu’on me donne pour faire des liens. Pour faire du bien. Pour que l’humain avance pour vrai. Pour que les 160 aînés rencontrés lors de cet immense projet qui est entré en moi, puisse rayonner bien au-delà de leur entourage parfois restreint. Et que dire de l’ensemble de cette grande roue chanceuse des valeurs qui pousse et n’a de cesse de tourner dans mon thorax. Elle ne me quitte jamais. Elle pulse à l’infinie et fait jaillir mes élans dont je suis les plus fiers. Si vous voulez en savoir plus sur l’étendue des valeurs fécondes de Suzanne, lisez tous les textes que j’ai écrit. Partout où il y aura des mots, lisez « Suzanne est là ».





