
Rose-Anne Gingras, 101 ans
Rouyn-Noranda (Rollet)J’ai tout vu passer, moi. Bien campée sur la table à diner, au beau milieu de l’action. Ma porcelaine vernie a retenu bien des secrets depuis qu’on m’a déposée ici. En qualité de tasse à café, je peux vous donner accès à plus de 100 ans des Lachance-Gingras. La jeune Rose-Anne Lachance avait 15 ans lorsqu’elle a mis ses lèvres sur moi. Oui, 3 ans avant de poser ses lèvres sur la bouche d’un bel homme. Le beau Gingras pour le marier. Regardez-moi les craquelures… je vous parle ici de 1932. Ce n’est pas d’hier, l’année de fondation du village de Rollet. Dans les tout premiers temps, on me posait parfois, encore bien chaude, sur des vieux journaux de Québec. Je faisais des cernes sur les articles de propagande de l’État pour inciter à la colonisation de l’Abitibi. Oh, à en croire les lignes, c’était sublime l’Abitibi. Un peu trop rose pour ce que c’était vraiment. Juste à côté du journal, un beau 600$ donné par le ministre fédéral Gordon, pour que la famille vive avec le nécessaire. Après l’achat d’une poche de farine, du lard salé, d’un sac de fèves, d’un sac de poids, des clous, des outils et de quelques matériaux, je peux vous dire que ce qui restait se comptait en cennes noires.
Il n’en paraît peut-être pas aujourd’hui et, au risque de passer pour menteuse, je vous jure que j’ai été remplie pendant des années de café ne contenant… aucun café! Rose-Anne prenait ses croûtes de pain un peu calcinées pour les faire tremper dans de l’eau froide avec du sel avant de les égoutter et de les faire chauffer pour enfin les déposer dans moi. Toujours bu bien noir. Un jour que j’ai vu passer un autre set de tasses, on m’a dit qu’il y avait plus pauvre que nous. Oui, ces tasses maganées m’ont dit qu’elles avaient déjà nourri des bébés naissants, avec un mélange d’eau et de farine. Ça n’a pas duré longtemps avant que les bébés meurent. Quand j’ai appris cela, j’avais l’anse basse.
Je me suis vite ressaisie parce que je devais réjouir les invités aux noces de Rose-Anne. Ah! ces soirées fameuses où on me passait de main en main. J’ai connu des grosses mains rêches d’agriculteurs et des belles mains douces et blanches de jeunes filles.
Même si j’aimais les vibrations dans l’air des notes du violoneux Charles Levasseur et de l’harmonica de René Gingras, ça n’arrivait pas à me distraire de l’allure des mains brûlées de monsieur Gingras qui me tenait avec précaution. Lui qui a eu la malchance d’avoir un baril de fuel en feu partout sur lui, lorsqu’il travaillait à sa scierie, je l’ai vu avec la peau qui lui coulait sur les doigts. Ça n’empêche pas que j’ai eu à lui réchauffer les mains lorsqu’il est revenu de l’église pour son mariage avec Rose-Anne. L’église en pleine construction n’était pas encore isolée. Ils ont tant gelé que c’est à deux mains qu’ils me prenaient en revenant à la maison.
Par contre, je crois Rose-Anne lorsqu’elle dit que ce n’était pas plus froid que de coucher carrément sur le plancher raide et mal isolé lorsqu’elle travaillait à relever des femmes riches de Rouyn après leurs accouchements. Trois ans à se promener entre les Bélisle, les Beauvais et les Lavergne… C’est pas mêlant, j’en tiédis en moins de deux, rien que d’y penser. Au moins, elle ne couchait pas sur des planchers de bois « cotis » comme dans certaines maisons de Rollet. Quand les hommes construisent un village un an après qu’un feu de forêt ait rasé le paysage, on comprend que le bois qui restait pour se construire était léger. Pas pourri, mais pas très solide non plus. J’ai eu sur moi les doigts nerveux des enfants de la famille, en discussion sur leurs carrières et des lèvres rouges et pulpeuses qui ont soufflé délicatement sur moi avant de se poser sur mon rebord. Celles que j’aime le plus et qui me réconfortent davantage, ce sont les fines lèvres de Rose-Anne que je connais si bien. Entre moi et elle, c’est comme une histoire d’amour qui finit à tout coup par un beau et long baiser qui fait rougir les curés de l’église d’en face depuis 87 ans. Ah! j’en ai vu de toutes les couleurs. Je promets de poursuivre mon histoire pour les 100 années à venir, et quand je vois dans la maisonnée le respect qu’on porte aux objets qui ont de l’âge, j’ai l’impression que je resterai encore longtemps entre les bonnes mains des descendants. Comme pour les humains, quand on est une tasse qui peut encore réconforter, contenir et parler d’une voix très ancienne, on ne se fait pas remplacer facilement par un modèle dernier cri sans que quelque chose d’important se volatilise et crée un vide. Un vide subtilement malaisant qu’on mettra des années à combler.





