
Roger Cardinal et Monique Croussette, 82 ans
GuérinFaire naître une forêt de ses mains, ce n’est pas le genre d’exploit que tout le monde peut se vanter d’avoir fait. Pourtant, Roger Cardinal, qui est cofondateur de la Société sylvicole du Témiscamingue où il a travaillé durant 22 ans, a engagé sa femme Monique Croussette et ses 4 enfants pendant plusieurs années pour faire cette tâche qui paraît poétique vu de loin. Vu de près, c’était sacrant au possible. À la fin des années 70, des bataillons de mouches noires de mai qui grugent les nerfs, la sueur qui pisse dans le dos, les terrains escarpés et le poids des sacs sur le dos s’ajoutait au devoir de faire à souper lors du retour à la maison le soir. C’était un travail éreintant pour quiconque y a touché, ne serait-ce qu’une journée. Les témoignages sont nombreux. Les cannes à planter ont déjà revolé plusieurs fois au-dessus des têtes, lancées par un des enfants excédés par la journée de travail. On finit en disant : « J’aimerais mieux faire le trottoir que d’y retourner l’an prochain » et on y retourne l’année suivante, motivé par une paye de 4 mois qui en vaut 8.
Pour les terrains de plantation, à la fin des années 70, les grosses machines multifonctionnelles sont toutes inventées et elles rasent des pans entiers de paysage à regarnir en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Faire naître une forêt dans ce contexte est une mission nécessaire. Il y a aussi les agriculteurs qui abandonnent la partie et qui délaissent durablement la terre défrichée par leurs aïeux pour faire replanter et cicatriser l’échec. Faire naître une forêt dans ce contexte est déchirant de fierté collective déchue et trop facile. La terre est grasse à souhait, meuble et sans encombre. Planter en rang sur des terres de ce genre, c’est faire jouer dans sa tête un hommage funèbre. Quand on voit aujourd’hui le prix des terres augmenter, on peut parfois s’en mordre les doigts. Pour ce qui est des essences de bois qu’on plante, elles n’étaient et ne sont encore que des essences commerciales payantes pour l’industrie. Même si la nature et la logique agronomique en voudraient autrement, on fait erreur. Quand les insectes nuisibles passent dans la talle à essence unique ou que le sol n’est pas propice à faire pousser les sortes d’arbres plantés, on voit des déceptions qui handicapent l’espoir.
Non, vraiment, faire naître des forêts sous ses mains est poétique et beau maintenant dans les yeux de la famille Cardinal. Elle a planté plus de 1 500 000 arbres au Témiscamingue et on lui doit nos randonnées, une partie de la qualité de notre air, certains paysages et le gagne-pain de quelques dizaines de travailleurs même si c’est plus chiant qu’autre chose quand tu as les deux mains dedans. Parfois, c’est avec le recul qu’on voit l’impact de ce qu’on a fait.





