Réjean Bernard, 67 ans

La Reine

Un bon conteur-menteur de village, ça vous « peppe » une vie sociale collective à puissance 1000. En voyant cet homme, préparez-vous à vous taper sur la cuisse, à vous faire sécher les dents et à dilater allègrement votre rate. La moindre anecdote banale vire à l’extraordinaire avec lui. Imaginez quand il vit quelque chose de réellement extraordinaire! Bien sûr, la vie n’est pas facile tout le temps, mais un conteur-menteur comme lui préfère couper court à ce genre de sujet difficile ou le tourner autrement. Un des secrets du pourquoi réside dans sa croyance en la valeur forte de devoir aimer et être aimé. « Aimer n’est pas grand-chose si on n’est pas aimé en retour par ceux que l’on aime ». Il voyait juste, et l’humour est une excellente porte vers l’appréciation et l’amour des autres. Mais il le fait si bien que je n’ai que l’envie de revenir le voir aussitôt que j’en aurai l’occasion.

Pour être attachant, il l’est, avec son cou barré à 15 degrés, son côté pince-sans-rire (jusqu’à ce qu’il ne puisse plus se retenir de rire) et sa manière de connecter avec son interlocuteur. Imaginez le plaisir intense d’écouter une blague en passant à la caisse de l’épicerie du village qu’il a tenu avec sa femme durant 20 ans. Son chiffre d’affaires a grossi et on se doute pourquoi. Tandis que d’autres misent sur les prix ou sur le décor pour faire venir leurs clients, sa force, lui l’avait toujours sur le bout de la langue.

« – Sais-tu comment faire dire le nom de quelqu’un qui se souvient très bien de toi, mais dont tu n’as plus la moindre idée de qui c’est?

– Enwèye donc!

– L’air de rien, en faisant mine de chercher, tu lui demandes : c’est quoi ton nom déjà? Quand l’autre répond, par exemple, “Roger”, tu lui dis : “Ben non, je le sais déjà ton prénom. C’est ton nom de famille dont j’me souviens pus!” Hahaha! »

« Mon père était incroyablement rouge en politique. Quand j’étais jeune, il avait été engagé pour creuser les fossés dans le rang 7 de La Sarre par un entrepreneur de la place, mais il était tellement rouge politiquement que quand il s’est rendu compte qu’un des poteaux de téléphone portait une pancarte électorale des bleus, il n’a pas pu s’empêcher de creuser au raz du poteau… jusqu’à ce qu’il tombe. Quand les voisins, qui étaient partisans des bleus, s’en sont plaints à son boss, il a dit que “de toute façon, le poteau autant que le parti, vont tomber bientôt”. Il a préféré tenir tête à son boss et être renvoyé plutôt que de passer à côté de la pancarte sans rien faire. Hahaha! »

« J’étais aide-mesureur pour la compagnie Abitibi Power and Paper d’Iroquois Falls en Ontario, mais seulement pour les territoires au nord du lac Abitibi du côté ontarien. Un moment donné, je me lance à vouloir devenir mesureur à temps plein pour la compagnie, mais les cours se donnaient uniquement en anglais à Huntsville, au sud de North Bay. Y a pas un mot qui se dit là en français, pis le livre pour le cours a deux pouces d’épais, pis moi, si je connais 10 mots en anglais, c’est beau. Ben pendant un mois, je me suis exercé à apprendre par cœur, paragraphe par paragraphe, mot à mot, tout le livre, presque sans savoir ce que ça disait. Quand l’examen écrit est arrivé, je décodais les questions, pis je répondais exactement tout le paragraphe du livre. J’ai eu 100%. Après ça, j’ai été mesureur pendant des années pour la compagnie. Hahaha! »

« Je travaillais à la réception de l’hôtel Villa Mon Repos de La Sarre, sur le shift de nuit, pis avec le bar à côté on en a vu des vertes pis des pas mûres. Imagine-toi que le gars d’entretien un moment donné m’a dit : “Eille! Y a une femme toute nue dans la salle à manger du restaurant de l’hôtel !” J’y suis allé, pis, aussitôt que je l’ai vue, je l’ai tout de suite abrillée avec un manteau. Après, je suis sorti avec elle pour lui appeler un transport. On voyait bien qu’elle était maganée en maudit. Elle avait trop bu. Quand ça été fini, on a reparlé de ça un peu, tu comprends. À 3 heures, quand le bar a fermé, le gars d’entretien trouvait pu son manteau. HONNNN! J’avais envoyé la femme avec son manteau à lui sur le dos. Y avait pu rien lui-là! Porte-feuille, clé de char, etc. Heureusement, le lendemain, quelqu’un de la famille est revenu porter le manteau à la réception, pis tout a bien été par après. Hahaha!»

Toutefois, il arrive que des conteurs-menteurs de village veuillent faire plus que divertir quelques dizaines de personnes et se faire apprécier de l’entourage. Eh bien oui, Réjean Bernard a réussi un coup de maître qui relève du rêve fou pour bien des gens, mais qui a néanmoins eu un impact positif important sur la collectivité. Il est parvenu à se faire élire conseiller municipal, puis président des fêtes du 75e de La Reine, avant de devenir président du Comité de développement. C’est à ce moment qu’il est parvenu à convaincre le conseil (pourtant très terre-à-terre) de décréter le village « Capitale du bout du monde ». Nous étions en temps économiquement très moroses en 1998, et ce moyen en valait bien un autre pour mettre sur la carte du monde ce village de 400 personnes. Il est parvenu non seulement à le faire, mais aussi à faire construire une immense « Porte du Bout du Monde » au bord de la rivière, accompagnée d’un parc historique où viennent se faire poser les touristes en tout genre, parvenant parfois de très loin. En effet, il s’est rendu jusqu’à la première page des journaux de Québec. Comme sa réalisation semblait prophétique, l’usine de son village, Aciers J.P., engage depuis plusieurs années des dizaines d’employés de toutes les nationalités qui viennent donc témoigner du bout du monde. Pour toutes les occasions il se fait encore demander de conter à sa manière l’explication du pourquoi la rivière Okiko est la faille de fusion, une cicatrice maîtresse de la création de la planète Terre. Il y a une explication mathématique, une géologique et une politique. D’une certaine manière, il s’est créé quelque chose de fabuleux à raconter pour longtemps encore avec l’autoproclamation de « Capitale du bout du monde ». Il a soulevé l’intérêt d’une foule de gens avec un rêve de conteur-menteur et… il en parle si bien que j’en arrive à me dire qu’il est peut-être vrai que ce village est précisément au bout du monde ! Même ceux qui pleuraient de voir qu’on souhaitait se lancer dans cette aventure de peur qu’on se mette à rire des habitants du village, ont compris que le jeu en valait bien la chandelle et qu’ils font maintenant figure d’exemple.

En terminant, je lui ai demandé pourquoi il avait le cou barré de la sorte. Il m’a dit qu’il avait reçu une machine sur le cou à la Polyno lorsqu’il était jeune et que les médecins lui ont mis deux tiges de métal pour l’aider et le solidifier à vie (je vous épargne les détails). Il m’a dit aussi que, lors de la Guerre du Vietnam, il avait été combattre et que c’est une blessure de guerre (je vous épargne les détails). Il a enchaîné avec l’explication d’une maladie plutôt rare qu’il a eu qui serait la Spondilyte ankylosante, mais qui fut stabilisée avec les années. Si vous voulez savoir le fond de l’histoire, allez le voir chez lui, sur la rue Principale. Le meilleur que vous puissiez espérer à ce moment n’est pas de savoir la vraie cause, mais plutôt de repartir avec seulement trois explications plausibles au lieu de cinq. Sacré Réjean!