
Philippe Barrette, 80 ans
Témiscaming (anciennement Lorrainville)Philippe Barrette me pousse à faire une rafale d’anecdotes. Trop bon conteur: trop difficile de faire un choix.
On est en 1972. Philippe travaille à la Boot Lumber de Tee lake comme cadre et il a de plus en plus de contacts dans le sud du Témiscamingue, notamment grâce à sa femme qui vient de là. La méga-usine de bois (la CIP), qu’on pensait immortelle, vient de fermer. Les bigs boss américains (dont M. Flanigan), arrogants et d’ancienne garde, ne voulaient pas composer avec de nouvelles normes environnementales ni en donner plus au nouveau syndicat. Le plan pour eux : démanteler complètement l’usine, faire passer le bois en Ontario et se concentrer sur leurs autres opérations ailleurs sur le continent. La population locale qui se retrouve le bec à l’eau, a un plan: que chaque travailleur prenne sa prime et son fond de pension, pour tenter de convaincre les gouvernements de racheter l’usine telle quelle, la posséder et la faire rouler à profit pour rembourser les prêts et donner un avenir à nos jeunes. Le maire dit qu’un projet se travaille, mais sans les détails: tout se fait en catimini. Le ministre Kevin Drummond au provincial mandate M. Pleau et M. Côté pour tenter de visiter l’usine par un contact local : Philippe Barrette. Il déniche par l’entremise de sa belle-famille un garagiste intéressé à le faire et qui peut les faire entrer dès le lendemain matin.
L’usine est en piteux état, mais il y a quand même quelque chose à faire. Peu de temps après, M. George Petee, très vendeur et impliqué dans le projet de relance, a dit à Philippe : « I have a future for you » (J’ai un futur pour vous). Il servirait de responsable ultime de l’acheminement du bois vers l’usine, par la drave d’abord, puis par camions dans les années suivantes. Les pressions se poursuivent. On bloque le bois flottant au barrage pour éviter de tout perdre au profit d’une autre usine ailleurs et pour servir de réserve au projet de relance. On rapatrie le jeune brillant Frank Dottori pour travailler sur le plan à la production et au contrôle de qualité. Quelques mois après, les gouvernements donnaient près de 9 millions de dollars pour relancer l’usine, en plus du fond des travailleurs. Au bout d’un an seulement d’opération, on a non seulement évité de tout perdre à Témiscaming, mais on faisait des profits de 9 millions de dollars. Malgré les hauts, les bas d’ensuite, et le rachat récent de l’usine, elle est encore là, rentable au coton et il y a encore 2500 personnes qui habitent la ville de Témiscaming.
On est à la fin des années 40. La gardienne de la famille Barrette à Lorrainville est aveugle. Oui, Rose-Marie Bourgouin était aveugle complète et gardait les 8 enfants. Elle avait eu une maladie étant jeune et son père avait eu le choix entre la faire soigner pour éviter qu’elle devienne aveugle et… acheter des animaux de race. Il aurait donc choisi son travail en sacrifiant la santé de sa fille. Pas d’aide du gouvernement pour l’aider à vivre à l’époque.
Il fallait bien gagner un peu de sous, malgré le fait qu’elle habitait avec son frère Eustache et son fameux petit chien. Quand la famille passait la prendre à 7h00 le matin, elle s’assurait que son poêle était éteint et elle embarquait. Pas de télé ni de radio à l’époque. Toutefois, elle contait des histoires d’une manière fascinante avant de coucher les enfants. La parole pour un aveugle, ça vaut de l’or. Des histoires de loups-garous et autres où le réel et l’imaginaire se mélangent habilement. Contrairement à elle, les jeunes voyaient l’heure défiler et ils trichaient sur l’heure réelle, pour la faire conter plus longtemps. Le reste du temps, les jeunes s’employaient à lui jouer des tours pas toujours commodes, comme de lui faire miroiter un reflet de soleil dans la face avec un miroir… sans qu’elle s’en aperçoive, ou encore ne pas lui dire lorsqu’une marche d’escalier arrivait devant elle pour la voir se bêcher. Lorsqu’on est enfant, c’est tentant de jouer de la sorte malgré les réprimandes de la mère. Dans l’après-Guerre (surtout les années 50), elle a finalement eu droit à des compensations du gouvernement.
On est maintenant au milieu des années 40 et tout le monde annonce au village à Lorrainville que le gros Médé Vallée du rang 7 est mort! Oui, ça va. Il est mort, mais ensuite qui va aller le chercher dans son lit, étant donné que ça pue parce que ça fait des jours qu’il est là? Pas de parenté ni d’amis proches dans le voisinage. Réputation d’homme pas catholique, très bâti avec des mains musclées mais toujours sales à force de fumer sa pipe pis de travailler sur sa terre neuve. La municipalité donne 25$ à quiconque voudra aller le sortir de là pour le faire enterrer. Le père de Philippe lève la main malgré les protestations de sa femme. Il construit un semblant de tombe en planches bon marché. Il arrive là avec une serviette devant la bouche, glisse la tombe à côté du lit, demande de l’aide pour enrouler le mort dans ses couvertes et le glisser dans la tombe, avant de sortir. Puis il le transporte dans une boîte de camion et l’apporte sur un terrain adjacent au cimetière où des gens avaient creusé un trou pour le déposer tel quel. Toute une aventure. S’il est enterré loin des autres, il peut se reprendre sur le fait que c’est le seul du coin à être en repos éternel, bien emmailloté dans une couverte chaude. Mince consolation…
On est au début des années 50. En sortant de Lorrainville, près d’un pont, monsieur Gélinas est vu par Philippe avec un petit scraper à manchon de trois pieds de large attelé à son cheval, en train de baisser la hauteur de la côte de glaise par petits bouts durant quasiment l’été au complet pour que le chemin soit moins à pic. S’il en prenait trop d’un même coup, la réguine levait, pis tout arrêtait. C’est comme cela que les routes s’aplanissaient.
On est vers la fin des années 50. Un des frères de Philippe décède peu de temps après s’être fait frapper directement par un camion tout neuf qu’un homme du coin s’était fait livrer. Pendant que le jeune homme était entre la vie et la mort, le père des Barrette a dit : « J’aime mieux le voir partir plutôt que de le voir handicapé pour le restant de sa vie ». Son fils est finalement décédé. Avoir un handicap à l’époque, c’était de vivre au crochet du monde autour, pour le restant de ta vie à demander la charité, sauf exception. Triste sort.
On est en 1965. Philippe va voir une concession forestière de l’autre bord de Belleterre avec un autre homme. Ils rencontrent un Indien qui avait la face toute mangée. On lui voyait toutes les dents. En apparence, il avait mis de l’huile pis une sorte de farine là-dessus. L’indien ne parlait ni l’anglais ni le français. Ils ont compris qu’il s’en allait avec son fils au Gand lac Victoria, ne demandant rien et semblant faire comme si les choses étaient normales. Chacun a repris son chemin. Des images fortes qui s’impriment en tête, ça ne s’en va pas si facilement.
On est dans les années 50. Le dentiste Lebrun a brisé une série de piquets de clôture à Lorrainville avant de prendre la fuite un bon soir en sortant du clos. Le propriétaire du terrain va voir le seul policier du Témiscamingue à l’époque (M. Hallé) pour se plaindre et demander d’arrêter monsieur Lebrun. En tournant autour du pot, M. Hallé lui dit qu’il ne souhaite pas le faire parce que M. Lebrun est le seul dentiste du Témiscamingue et qu’il faudrait le ménager pour éviter de le perdre. Comme quoi le favoritisme chez les notables, ça ne date pas d’hier, hein?
On est dans les années 40. Il était courant qu’on envoyait les hommes avec des problèmes d’alcool en cure dans le bois pour travailler dans les chantiers. Encore davantage lorsque c’était le temps de la prohibition (interdiction complète d’en acheter). Il arrivait toutefois que des familles comme les Barrette se fassent venir du fort par la parenté lointaine, en décembre, par la poste. Toutefois, rendu au camp forestier, le gars du ravitaillement brassait le paquet. Si ça sonnait comme de la boisson, comme il n’avait pas le droit d’ouvrir le paquet, mais qu’il voulait boire à tout prix, il frappait le paquet sur un coin de table jusqu’à ce que la bouteille casse. Ensuite, il buvait le jus qui coulait par un coin cartonné. Il donnait ensuite le paquet vaguement séché à son destinataire déçu. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour entretenir nos vices?





