Mme Perron, 102 ans

Guérin

Mme Perron est une obsession pour moi. J’ai franchi toutes les étapes comme une course à relais pour parvenir, essoufflé, à la voir dans sa chambre de résidence à Ville-Marie. La plus vieille personne que je connaisse.  Encore en vie à 102 ans! Presque complètement sourde, mais témoin vivante de quatre générations, avec toute sa tête.

Durant tout l’entretien, mes 5 sens étant complètement mobilisés et émus, j’entendais en boucle dans ma tête la chanson « La Centenaire » de Lynda Lemay au travers de ses propos :

Ça fait cent longs hivers

Que j’use le même corps

J’ai eu cent ans hier

Mais qu’est-ce qu’elle fait la mort ?

 

J’ai encore toute ma tête

Elle est remplie d’souvenirs

…Votre arrière-grand-mère vous a servi de sage-femme pour l’accouchement de plusieurs de vos enfants?

De gens que j’ai vus naître

Puis que j’ai vu mourir

 

J’ai tellement porté d’deuils

Qu’j’en ai les idées noires

J’suis là que j’me prépare

Je choisis mon cercueil

 

Mais l’docteur me répète

Visite après visite

Qu’j’ai une santé parfaite

Y’est là qu’y m’félicite

… la seule frousse d’y passer pour des ennuis de santé, c’est à 99 ans et demi. Grosse grippe. Passé ça… c’est pu un problème… ça redevient tranquille pour longtemps, faut croire.

J’ai vu la Première guerre

Le premier téléphone

Me voilà centenaire

Mais bon, qu’est-ce que ça me donne ?

 

Les grands avions rugissent

Y’a une rayure au ciel

C’est comme si l’éternel

M’avait rayée d’sa liste

 

Qu’est-ce que j’ai pas fini

Qu’y faudrait que j’finisse

Perdre un dernier ami

Enterrer mes petits-fils?

… Vous dites que vos petits-fils et petites-filles approchent maintenant la retraite?! Combien d’arrières avez-vous eu? Ah! Je comprends. Vous ne tenez plus le compte, vous avez arrêté de compter à 80 incluant vos arrières arrières !

J’ai eu cent ans hier

Ma place n’est plus ici

Elle est au cimetière

Elle est au paradis

 

Si j’méritais l’enfer

Alors c’est réussi

Car je suis centenaire

Et j’suis encore en vie

 

Moi j’suis née aux chandelles

J’ai grandi au charbon

Bien sûr que j’me rappelle

Du tout premier néon

… Vous aviez pas loin de 40 ans, quand l’électricité est entrée chez vous? Wow!

J’ai connu la Grande Crise

J’allais avoir 30 ans

J’ai connu les églises

Avec du monde dedans

… vous vous êtes mariée à l’église de Guérin?  Ah!… au sous-sol… la construction de l’église n’était pas terminée, début des années 30!!!

Moi j’ai connu les chevaux

Et les planches à laver

Un fleuve tellement beau

Qu’on pouvait s’y baigner

 

Moi j’ai connu l’soleil

Avant qu’y soit dangereux

Faut-il que je sois vieille

Venez m’chercher, bon Dieu !

… au grand feu d’Haileybury de 1922 dont tout le monde parle depuis si longtemps et qui a vu Nédélec disparaître de la carte, en plus d’une partie de Notre-Dame-Du-Nord et du Nord-Est Ontarien… vous dites que vous aviez 7 ans !!! Vous avez souvenir, oui, souvenir d’une pluie de tisons tombant sur les sapins de votre rang à Guérin et de la fumée qui caresse la maison!!!

J’ai eu cent ans hier

C’est pas qu’j’ai pas prié

Mais ça aurait tout l’air

Que Dieu m’a oubliée

 

Alors j’ai des gardiennes

Que de nouveaux visages

Des amies de passage

Payées à la semaine

 

Elles parlent un langage

Qui n’sera jamais le mien

Ca m’fait du chagrin

D’avoir cinq fois leur âge

 

Et mille fois leur fatigue

Immobile à  ma fenêtre

Pendant qu’elles naviguent

Tranquilles sur Internet

 

C’est vrai qu’j’attend la mort

C’est pas que ‘j’sois morbide

C’est qu’j’ai cent ans dans l’corps

Et qu’j’suis encore lucide

 

C’est que je suis avide

Mais qu’y a plus rien à mordre

C’est qu’mon passé déborde

Et qu’mon avenir est vide

 

On montre à la télé

Des fusées qui décollent

Est-ce qu’on va m’expliquer

Ce qui m’retient au sol

 

Je suis d’une autre école

J’appartiens à l’histoire

J’ai eu mes années folles

J’ai eu mes heures de gloire

…vous avez runné ça, la traite de 15 vaches pendant des années sur votre ferme, pendant que vous aviez les enfants à vous occuper, pis que votre mari travaillait en dehors !!

J’ai eu un bon mari

Et quatre beaux enfants

Mais tout l’monde est parti

Dormir au firmament

… vous avez perdu un de vos fils par la diphtérie? Ah oui, si vous aviez su ce qu’il avait, vous lui auriez donné au compte-goutte de l’huile à lampe dans la gorge, pour que ça brûle le méchant? Ouin, c’était trop tard… et vous avez perdu votre mari mort de l’Alzheimer dans les années 70. Ça fait assez longtemps que… vous ne sentez plus sa présence sur votre épaule depuis plusieurs années?

Et y’a que moi qui veille

Qui vis, qui vis encore

Je tombe de sommeil

Mais qu’est-ce qu’elle fait la mort ?

…ça m’a fait plaisir de vous voir, Mme Perron. Vous êtes une chance pour moi. Promis, je sais que vous êtes humble et modeste, je ne mentionnerai pas votre nom complet.