Jimmy Hunter, 71 ans

Notre-Dame-du-Nord (anciennement Lac Nodier et Winneway)

Nous sommes en 1967. Jimmy traîne sa jeunesse sur les routes d’un peu partout,au gré d’où on l’envoie, depuis ses 6 ans :  dans les pensionnats du Nord-du-Québec et de l’Abitibi. On a exigé de lui qu’il apprenne la langue anishinabe, bien sûr, mais aussi le cri, l’anglais, puis le français. Il a 11 ans et son père, qui était en deuil de sa femme morte lors d’un accouchement périlleux, s’est finalement remarié. Il habite à Winneway, dans l’extrême Est du Témiscamingue, même s’il a grandi avec ses enfants près de Rapide-Sept (plus loin au Nord-Est), où habite encore son propre père. Jimmy habite dans la maison de son père à ce moment où il n’aime pas l’ambiance de la maisonnée. En fait, il n’a qu’une idée en tête : fuir au plus vite pour aller retrouver la bonne vie d’avant, avec son grand-père au bord du lac Nodier, près du Rapide-Sept, où il a été élevé en partie. Aller rejoindre cet homme attentionné qui saurait le comprendre et lui montrer, comme avant, à vivre sa culture autochtone. Il sait que déserter serait incompréhensible pour son père, mais son envie le prend dans les tripes. Elle le prend au point où il esquisse les plans d’une fuite, juste avant la journée d’école du lendemain. Il en parle à des amis en leur faisant promettre de ne rien dire, ce qu’ils firent.

Aux premières lueurs, il se lance donc dans une échappée fantastique sans carte en direction du bois, avec pour seul bagage son sac d’école. Court-il avec la mort aux trousses? Non. Jimmy gonfle son torse et plante son nez au ciel pour faire confiance à ses instincts. Sa boussole intérieure le guidera vers ce lac long où son grand-père saura sans doute l’accueillir dans son camp bien chaud. Il s’accroche à cette pensée. Il fait beau, très beau, et la nature dégèle lentement. Au détour d’un petit sentier dans la forêt dense, il voit là de providentielles raquettes plantées dans la neige, oublié par quelqu’un. Ont-elles été placées là par un ami qui savait depuis la veille qu’il en aurait besoin? Jimmy ne saura jamais. Ce qui est certain, c’est qu’elles lui vont à merveille, même si elles lui serrent un peu le dessus du pied. Il ménage donc ses forces tant bien que mal jusqu’à ce qu’il arrive à un ancien camp de bucheron fermé. En parvenant à se glisser à l’intérieur, il fouille dans la cuisine pour y découvrir du pain gelé, qu’il mange avidement. De vieux conseils résonnent en lui : « Ne jamais manger de neige durant l’hiver. Ça étanche la soif, mais ça fait perdre ton énergie. » Il s’arrête en après-midi dans une clairière, se couche sur le dos, savoure le soleil qui le suit fidèlement et songe à ce qu’il va chercher chez son grand-père. Il sait que dormir dans cette situation n’est pas une bonne idée. Se reposer seulement vaut mieux.

En 1967, dans cet environnement sans chemin forestier ni repères, il fonce sur des collines qu’il escalade. Presque rendu au sommet, un glissement de neige le fait reculer, pour défaire son chemin. Il n’abandonne pas, et s’accroche les pieds plus solidement encore, et parvient finalement à surpasser toutes les collines rencontrées. Après plusieurs dizaines de kilomètres, il débouche enfin sur le fameux lac Nodier et le remonte par la rive jusqu’à la noirceur complète. Malgré les passes d’eaux vives, il fait confiance à son instinct pour traverser le lac à un endroit sûr.

Entrevoyant au bout du lac la lumière allumée de la cabane de son grand-père, il décroche ses raquettes et court bientôt sur le sentier avec ce qui lui reste d’énergie pour se lancer vers la lumière. Cognant à la porte, ce dernier ouvre, lui sourit et l’accueille comme il le souhaitait… à la différence qu’il ne croit pas qu’il soit venu seul, sans carte. Il a réussi l’impensable du haut de ses 11 ans, investi d’un instinct fort et grand. Après une bonne nuit de sommeil et des questions dans le voisinage, on se rend compte qu’il dit vrai et c’est à ce moment que le père de Jimmy le retrouve à l’aide de ses traces, alors qu’il se déplace pour sa part en traîneau à chiens. Après une bonne discussion entre les deux adultes, ils s’entendent pour laisser Jimmy vivre avec son grand-père jusqu’à l’automne pour le retour à l’école. D’ici là, plus d’école formelle pour lui, mais de fabuleux enseignements de son grand-père qui l’emmène à la trappe. Il lui parle de quelques prophéties entourant la qualité de la nourriture qui va se dégrader dans les années à venir, le bleu du ciel qui vire au bleu gris avec les années qui passent, et l’autorité officielle qui changera d’habits mais qui restera contraignante. Il parle de l’inondation des terres à cause des barrages des blancs par deux fois. Jimmy a même l’occasion de voir des arbres debout que l’eau recouvre complètement. Il nourrit les “menés” avec les restes de son gruau matinal pour redonner à la vie. Il vit une immersion dans sa langue d’origine et ça le ressource à un point que vous ne pouvez imaginer. Les difficultés et les reculs à flanc de montagne rencontrés lors de son expédition sont semblables au reste de sa vie. Avec détermination, il est parvenu aux vrais buts qui importent.

Toute sa vie durant, Jimmy est resté connecté avec ses instincts, avec succès. Maintenant, c’est à son tour de faire vivre deux de ses petits-enfants chez lui à temps plein, pour leur enseigner leur culture et prendre soin de leur devenir. Bien sûr, il a eu ses passes difficiles, mais à 20 ans, il devenait directeur gérant du Conseil de bande de Winneway, avant de devenir chef puis représentant des Algonquins auprès des autorités provinciales et fédérales. Il est actuellement vice-chef du Grand Conseil des Anishinabes et se plaît à rappeler que, quand il était dans le ventre de sa très jeune mère, la famille divisée sur son sort, se demandait s’ils devaient le placer en adoption à Montréal ou le garder. En passant au vote, ils ont convenu de le garder. Il dit donc que, déjà avant de venir au monde, on votait pour lui. En voyant ce dont il fut capable dès 11 ans, si j’avais été un de ses proches, j’aurais fait pareil.