
Jean-Guy Audet
DupuyTravailler de l’autre bord du Lac Abitibi à Iroquois Falls en Ontario pour la grosse industrie, c’était pas toujours facile. Comme il n’avait pas d’ancienneté au début, il prenait les jobs qui restaient. Cuisinier pendant 10 ans avant de faire toutes les jobs de bois, toutes: bûchage, skideuse, ébrancheuse, tracteur, chauffeur… Toutes! Dans les années 50-60, c’était l’ennui qui semblait être le pire des problèmes pour les travailleurs des environs de La Sarre. Les hommes ne pouvaient être avec leur femme et leur famille qu’une seule fin de semaine par mois. Chemins trop mauvais en garnotte et routes trop longues qui finissent par briser les camions. Et quand on s’ennuie, qu’est-ce qui se passe pour la majorité? On vire une grosse brosse… pis on ne rentre pas le lundi suivant parce qu’on est trop magané. Ce n’est pas tentant de quitter ta femme le dimanche au soir, en sachant que l’ennui va te ronger durant 30 jours. Dans la cuisine, il fallait se « watcher » en bonne partie à cause de ça. Imaginez un gars comme le bonhomme Frenette: il partait loin dans le bois pis au bout d’une coupe de semaines, en arrivant au camp 30, y avait soif en maudit. Quand les gars avaient le dos tourné, il volait les bouteilles d’essence de vanille, d’érable, d’amande, de rhum et de cognac pis y vidait ça, lui! Il n’en restait presque plus pour faire les pâtisseries pour les 320 hommes du chantier. Y a de l’alcool dans ces bouteilles-là, mais ça drogue en même temps… et t’imagines le goût… et l’haleine ! Y pouvait dégriser au bout d’une semaine. À force de s’ennuyer, pis comme les chemins forestiers allaient de plus en plus partout autour du lac, pas loin de la frontière avec le Québec, des gars ont fait signe qu’il manquait juste 5 km pour faire déboucher le chemin au village de St-Lambert-de-Desmeloizes. Ah mais là, les boss ne voulaient rien savoir de le faire. Y pensaient eux autres à l’autre bout, dans leur bureau que si les gars du Québec allaient chez eux toutes les fins de semaine, ils se saouleraient à chaque fois, pis qu’ils manqueraient tous leurs lundis. Ben toujours qu’au début des années 70, y a deux gars qui ont entrepris de louer une machine pour la faire eux-mêmes, la route. Les big boss n’ont pas eu le choix. Ils ont décidé de le faire construire le bout de route qui manquait. À partir de ce temps-là, les gars sont allés toutes les fins de semaine chez eux. Ils se sont bien moins saoulés, parce qu’il s’ennuyait beaucoup moins. Pis Jean-Guy, ça fait longtemps qu’il n’a plus besoin de watcher ses bouteilles d’essence de vanille dans les armoires.
On sous-estime parfois les gestes faits dans le désespoir et les raisons qu’ils cachent. L’ennui, c’est sournois et puissant: ça transforme l’humain.
P.S.: Jean-Guy, dans son vécu pragmatique et son langage sans artifice, s’est trouvé à résumer les théories de dizaines de philosophes par rapport à la question « À quoi reconnait-on qu’on est heureux? » Selon lui, quand tu finis ta journée en te disant “Ah ben maudit! Y’est déjà 5 heures, c’est le temps d’arrêter pour souper!” t’es heureux, alors que quand tu regardes ta montre tout le temps dans la journée en te disant “comment ça qu’y’est juste 2 heures? Je pensais qu’y’était plus tard que ça…” » t’es pas heureux. Quand le temps passe vite, c’est le signe que le bonheur est là.





