Jacques Beaulieu, 71 ans

La Sarre (anciennement Val-d'Or)

Le petit Jacques a toujours eu la tête dans les nuages. À découper les formes des cumulus, couché dans l’herbe, les mains derrière la tête, il réfléchissait : « Comment peut être la vie dans les pays lointains? Est-ce que les enfants en Afrique pensent la même chose que moi? Y parait que les abeilles font une danse spéciale en entrant à la ruche pour faire savoir aux autres où se trouvent les meilleurs champs de fleurs. Est-ce que c’est vrai? Est-ce qu’il y a vraiment sur la terre des chevaux libres et sauvages? Pour le savoir et apprendre plein de choses fascinantes, il faudrait que je puisse voler comme un oiseau et traverser les nuages au ciel clair. Faire comme eux dans un oiseau de fer, ça c’est pour moi! Un jour, je serai pilote et j’apprendrai une foule de choses sur la vie et je verrai la vie d’en haut. Je conduirai comme un pro et je dirai ensuite à tout le monde comment ça se passe ailleurs, et ce sera merveilleux. »

Jacques est l’ainé d’une famille de 8 enfants. L’ainé d’une famille de travailleurs plutôt terre à terre. « Écoutez-moi, je vais vous parler de ce que je viens d’apprendre sur les abeilles. C’est pas juste des mouches qui piquent, vous savez? Mais… pourquoi vous partez tous?? ». Jacques c’est le « liseux » de la famille. Ça n’intéresse presque personne et pour cela il se sent mis à part. C’est que pour s’évader dans les pays lointains, il lit tout ce qui passe. Tout ce qu’il saurait du haut des airs et en atterrissant ailleurs, en se moquant des frontières, il le lit. On le laisse faire. Deux fois par jour, il développe ses jambes en filant sur son bicycle à une seule vitesse vers l’aéroport de Val-d’Or, où il assiste au décollage et à l’atterrissage des avions de Air Canada. Il rêve impatiemment. Il a bientôt un flair pour la météo, connait les trajectoires exactes des avions, collectionne les modèles réduits et est passé maître dans l’imitation du bruit de décollage de tous les modèles qui fréquentent Val-d’Or. Il sait ce qu’il conduira plus tard, mais il y a un mais… ses notes en mathématiques sont beaucoup trop basses pour penser devenir pilote.

L’orienteur l’aiguille vers le métier de professeur. Professeur de quoi? Géographie! Il a tant voyagé à travers les livres qu’il lui faudrait continuer, fouiller et creuser sans fin pour répondre aux questions et dire vrai. Transmettre sa curiosité à des jeunes qui sont cloués au sol, serait sa vocation. En prenant des cours de pédagogie, il saurait comment être vraiment écouté. Pendant cette période de sa vie, il fait la connaissance d’une femme notamment instruite et surtout curieuse comme lui. Il n’oublie pas qu’il vient d’une grosse famille à salaire modeste et ses études sont difficiles à payer. Il flirte avec l’abandon lorsqu’une personne (anonyme) de sa parenté proche, lui fait don de 600$ pour payer ses études. Cadeau inestimable qui marque le moment où le vent vire de bord. Il n’est pas simplement un « liseux » insignifiant, mais une personne qui va travailler pour bien plus que le salaire minimum et qui va devenir une référence dans son entourage. Ses rêveries auront servi à quelque chose. Il fonce alors comme un avion bi-plane de guerre vers la fin de ses études. Il touche la cible. Il atterrit à La Sarre où la polyvalente vient d’être créée, avec sa douce, qu’il marie bientôt.

Il va même jusqu’à prendre l’avion (un vrai) pour la première fois pour faire un vol Abitibi-Montréal. C’est grisant. Sa femme Suzanne a droit à un cours accéléré de géographie québécoise. 45 heures de cours en 2h30 bien comptées. Tout concorde. La digue de ses connaissances générales et géographiques flanche et se déverse dans un flot impétueux sans aucune retenue. Toutes ces pages et ses images sur papier prenaient un sens. La pénéplaine. La forme des lacs. Les densités de population. Les industries. Les forêts mixtes. Un détail n’attend pas l’autre.

Devenant verbomoteur dès lors, il voit à la télévision un nouveau jeu questionnaire passionnant et à la hauteur de ses capacités : « Génies en herbe ». Alliant réflexes et connaissances générales en 22 catégories de questions adaptées à l’âge des deux équipes concurrentes, Jacques y voit une chance inouïe. Une piste de décollage pour partir tout azimut pour laisser libre cours à sa passion d’en savoir plus sur le monde, mais aussi pour des centaines d’élèves dont plusieurs n’ont jamais mis le pied à l’extérieur de l’Abitibi. Ces derniers sont parfois dévalorisés (60%), mais pleins de volonté, comme lui lorsqu’il était jeune. Il est un des premiers si non le premier en région à organiser des compétitions entre équipes concurrentes sur l’heure du midi. Les machines pour jouer sont faites grâce à des sonnettes de maison patentées au secteur professionnel de la polyvalente à La Sarre. Jacques donne un temps fou pour recruter les jeunes, organiser les compétitions, mais surtout écrire des matchs complets à l’aide de ses propres connaissances et des recherches qu’il fait ailleurs. Des dizaines de jeunes voyagent alors par le vaste monde sur les ailes magiques de la connaissance et prennent goût à l’idée d’ouvrir les œillères et voir plus loin que leur petite vie routinière. Cinq ans plus tard, vers 1975, des compétitions régionales, puis nationales s’organisent. Il voyage alors physiquement avec des joueurs étoiles issus de ses 12 équipes régulières pour traverser le parc La Vérendrye en champion régional et se frotter aux équipes blindées des collèges privés de Montréal et de Québec, notamment. Il en apprend long sur la vie aux dizaines de jeunes brillants, par ces voyages qui forment la jeunesse.

En 28 ans d’animation de Génies en herbe à La Sarre, il a transporté plus de 500 étudiants à travers la région et le Québec dans des voyages souvent initiatiques, marquants pour chacun. Plusieurs lui doivent la poussée qu’il leur manquait pour faire carrière en sciences notamment. Jacques a voyagé non seulement pour lui-même, mais il a transporté dans son sillage des centaines de jeunes fascinés, incluant son fils et sa fille, sur ses ailes d’avion métaphorique. Lorsque je lui demande ce qu’on apprend à voyager qui est si important pour lui? Qu’est-ce qu’il a trouvé de si extraordinaire dans le vrai voyage depuis son enfance? Il répond : la fraternité. Les jeunes d’ailleurs ne sont fondamentalement pas si différents de nous, mis à part les traits culturels. On a souvent les mêmes aspirations à vivre heureux et en harmonie. C’est donc d’une manière très subtile que Jacques Beaulieu a employé son temps au service de la paix dans le monde, tout en concourant à insuffler, chemin faisant, une kyrielle d’autres valeurs à la jeunesse de la région.

Aujourd’hui à la retraite, il est trop fort pour la ligue de Génies en herbe pour retraités et s’ennuie un peu de répondre à des questions. Rien ne lui fait plus plaisir que de se faire lancer un défi pour quiconque voudra embarquer avec lui, le temps d’un match.