Jacqueline J., 97 ans

Rouyn-Noranda (anciennement Bourlamaque)

Pendant que les bombes tombent à l’autre bout du monde, qu’elles hachurent nos mémoires et noircissent notre vision du genre humain, Jacqueline tricote. À 20 ans, quoi faire de mieux en regardant ses frères se demander s’il faut aller au front ou déserter? Passer une maille en dessous et une maille en dessus. Avec en main, deux aiguilles à tricoter et un gros ballot de laine grise, Jacqueline fait des chandails et des bas de laine. Les discours où se mêlent espoir et désespoir font rage dans les médias et des hommes perdent leurs bras, leurs jambes, leur santé entière par des éclats d’obus, tandis que les autres perdent leur esprit à l’idée d’en recevoir un jour. Les hommes font ce qu’ils voudront ici ou dans les pays lointains, Jacqueline tricote. Rideau de fer sur l’Europe ou pas, la chaise berçante du salon reçoit le dos de Jacqueline plusieurs heures par jour. Elle ne parle pas. Se détourner du conflit est-il mieux que d’y participer? Au bout de deux ans, les morts se comptent maintenant par millions et les blessés se font légion dans des hôpitaux mal famés tenus à bout de bras par des gens qui survivent à peine. Chaque bout de territoire est âprement disputé et gagné à l’arrachée dans les gestes qui font couler plus de sang que la terre ne peut en boire. Au même moment, une lampe éclaire une femme à Bourlamaque pour une séance de tricot de fin de soirée.

1945, la Guerre s’essouffle enfin et l’armistice est signé. Les conscrits encore vivants reviennent au pays pleurer dans les bras chauds de leurs parents. Jacqueline modère ses activités de tricotage et se met à filer de la laine de couleur pour les années à venir. C’est que Jacqueline a tricoté durant plus de 3 ans pour la Croix-Rouge en Europe. Sans savoir leur nom, leurs croyances, leurs allégeances, elle a donné à des dizaines de personnes de quoi sauver leurs vies fragilisées par le froid mordant. Sa laine grise a recueilli les larmes, les sueurs froides et a réconforté des dizaines d’humains innocents, happés par le fait de se savoir importants au regard d’une femme en Amérique, dans la plus grande gratuité. Jacqueline n’a pas fait la guerre, mais dans l’anonymat, Jacqueline a fait un geste politique important. Elle a parlé plus fort que le discours de bien des bavards des environs par son geste humanisant.

Elle ne s’en vante pas. Elle n’a passé que 2 minutes à me parler de cette parenthèse de sa vie. L’anonymat qu’elle me demande est à l’image de la grandeur de sa charité. Jacqueline, si cela se trouve, peut-être que des gens se promènent encore avec tes chandails gris aujourd’hui à l’autre bout du monde.