Hubert Lafrenière, 67 ans

Val-d'Or

Hubert est un être qui sort nettement de l’ordinaire. Ça commence quand sa mère est enceinte de lui de 4 mois. Elle tombe, et sur le choc, le fœtus qui suçait son pouce l’a fracturé. Subtilement, un deuxième pouce où devrais-je dire un deuxième ongle à un angle de 45 degrés se joint au premier, formant ainsi un triangle. Dès sa naissance, on le remarque et le petit Hubert a tôt fait de savoir pourquoi il était équipé ainsi : c’est qu’il avait un pic de guitare intégré à son pouce gauche, lui qui est justement gaucher. Toutes les blagues y sont passées :

« Moi, quand je fais du pouce, il y a deux voitures qui arrêtent. » Ou encore : « Quand il y a deux personnes qui s’énervent en face de moi, je les pointe d’un seul doigt en leur disant “eille! calmez-vous!” » La passion d’Hubert : la basse. Son style de musique préféré : le Blues (bien qu’il ne dédaigne pas le traditionnel québécois, le country et le rock). Jeune, son père le prédestinait sans s’en rendre compte à une vie de musicien avec la fameuse phrase :

« Arrête de te plaindre, le frigidaire est plein pis y mouille pas dans la maison. » C’est la musique qui l’a sauvé de la cigarette. Oui, lorsqu’il était jeune adolescent, il ramassait suffisamment de bleuets pour aller vendre ses deux casseaux pour 4,50$ et son attrait pour l’achat d’un vinyle était toujours plus fort que celui de la cigarette.

Se faisant les dents dès 16 ans avec son premier groupe, il a lu une phrase d’un vieux bassiste : « Faut pas avoir peur de se mettre dans des situations embarrassantes. » Et, bien après un revers sur scène, il triomphe à 17 ans dans un concours de musique à Rouyn-Noranda au Centre Mère-Bruyère. Étant gaucher, en se plaçant d’un côté du batteur, il réalise un effet miroir avec le guitariste de l’autre côté. Parfait pour voir les accords de ce dernier et ajuster son jeu de basse à partir de cela. Il s’est lui-même déstabilisé en se mettant dans des situations embarrassantes si souvent qu’il en est arrivé à changer de groupe de musique à chaque fois qu’il voyait qu’il plafonnait dans son apprentissage ou que les choses se gâtaient. Il demeurait toutefois musicien à temps plein. Son terrain de jeu : l’Abitibi, le Saguenay et l’Estrie principalement, quand ce n’est pas carrément les shows de grande tournée (avec Plume Latraverse, notamment). En passant d’un groupe à l’autre avec aisance et habileté sociale, il s’est conservé, en ne prenant aucune drogue dure, en ne fumant pas et en buvant très modérément.

Conscient qu’il fallait faire plaisir au propriétaire du bar, en faisant sonner la machine à cash, il donnait un bon show et s’était montré facile à vivre. Devenant rapidement le remplaçant tous azimuts pour tous les bassistes malades ou incapables de jouer, il est monté sur scène des centaines de fois pendant 15 ans de carrière à temps plein. On a pu voir, la veille d’un show, dans les toilettes d’un édifice, un jeune musicien à trois pouces penché sur sa guitare pour apprendre, au pied levé, de nouvelles tounes, accotant son instrument sur le lavabo pour faire de ce dernier une caisse de résonance.

Pour pratiquer et affronter le stress de s’être mis dans des situations embarrassantes, il faut ce qu’il faut. Il a fini par comprendre qu’il a même fui des groupes qui sont devenus connus parce que sa vocation n’en était probablement pas une de grand succès public mais bien de « connecteur de monde » par le biais du dépassement de soi. Oui, un connecteur, puisqu’il a connu Diane Tell à 16 ans qui désaccordait sa guitare en do ou en fa et ainsi créer une beauté musicale sans pareille, mais aussi John Mc Hail et Carl Tremblay d’Offenbach qui lui ont demandé de remplacer leur bassiste à L’Entracte de Val-d’Or avec un mélodie classique mais tout en faisant sortir un son pesant, propre et doux à la fois. Quoi que… qu’est-ce qui est plus jouissif que de jouer du « Almond Brothers », eux qui sortent des sentiers battus et inventent, en virtuoses du I, IV, V? Rien. Après des dizaines d’années à temps plein et partiel, il a tant rencontré de monde, appris tant de techniques et poussé si loin son art qu’il a dénombré plus de 60 groupes de musique de cover ou de composition avec lesquels il a travaillé, en plus des autres dont il fut remplaçant d’un soir pour un total d’environ 400 musiciens croisés sur scène. L’homme au pic intégré à son corps a tout pour surprendre aujourd’hui dans la plus grande discrétion si bien que, quand on le croise, on reste nécessairement marqué par son charisme, sa passion pour la musique et ses histoires truculentes lancées à la volée. À force d’investir dans les vinyles plus que dans les cigarettes, il a fini avec 9000 pièces de collection dans son sous-sol tapissé de musique. Après le temps plein, il s’est mis à jouer avec les gens du Centre de musique et de danse de Val-d’Or en troquant la moppe de concierge pour la guitare et la basse. Il y a fait de belles découvertes et a contribué à élever de jeunes talents à des rangs parfois professionnels en les insérant dans des groupes où il jouait.

Gageons que lorsqu’il mourra, il parviendra à convertir les anges et leur musique divine au Blues bien sonnant par ses arguments verbaux, mais surtout, musicaux. Si vous trépassez après lui, prenez attention au long riff de Blues appuyé à la basse par un homme à trois pouces qui jouera dans le tunnel de lumière. Ce ne sera nul autre qu’Hubert Lafrenière de Val-d’Or.