Georgianne Poiré, 90 ans

Rouyn-Noranda (anciennement Barraute)

Cette histoire se passe du temps où « on n’essayait pas le mariage avant de le faire » et qu’on faisait des enfants à la file en se disant qu’ « on va se clairer des couches d’une shot ». Oui, cette époque où les mineurs dans les villes travaillent dans une chaleur si intense à la fonderie que les combinaisons finissaient la semaine « raides de sel de sueur ». Et bien, dans ce temps-là, Georgianne vivait dans le silence complet tous les soirs d’hiver. Elle était d’une rare famille de 1 enfant seulement , et comme l’argent venait souvent à manquer étant jeune, ses parents avaient décidé d’économiser sur l’huile à lampe. Oui, l’huile à charbon pour s’éclairer dans les longues soirées d’hiver coûtait 0,10$ la bouteille. Comme fille unique dans le noir, les jeux deviennent restreints. D’autant plus que son père était souvent absent et que sa mère « n’était pas une femme expansive ». Seul restait le jeu de regarder le feu de foyer en silence pour déceler, au travers des flammes, des cendres et du bois, des formes de visages familiers, tandis que la mère ruminait on ne sait quoi. Faire l’expérience de ce genre d’enfance, c’est nécessairement vivre un rapprochement avec la méditation et la contemplation. Avez-vous remarqué que quand on sort d’une période de longues heures de mutisme, on choisit davantage ses mots? On ne parle plus pour rien dire. Les concepts s’organisent en tête et les mots se placent tout seuls, bien sagement, en file indienne. Pour Georgianne, je crois que c’est ce qui s’est produit. À un point tel qu’après une carrière d’enseignante, la vie à la maison avec son mari et les 4 enfants, une fructueuse carrière en bénévolat à partir de sa retraite, elle s’est retrouvée dans un cours du grand Fernand Bellehumeur, pour apprendre à écrire sa vie. Voici ce qui est ressorti de l’exercice proposé qui consistait à écrire sur un personnage spécial qu’on a connu jadis :

« Quand on raconte l’histoire de Barraute, un nom revient souvent : l’histoire du curé Langlais. Desservant, puis curé de 1918 à 1944, il laisse le souvenir d’un curé original, bon, charitable et à la fois énergique et exigeant. Par contre, il était de nature colérique. Il regrettait souvent une parole ou un geste posé trop rapidement. […] Sa nature charitable ne pouvait le laisser indifférent à toute demande de son prochain. Une amie m’a raconté l’incident suivant : à l’âge de 5 ans, elle était subitement incapable de marcher. Le médecin d’alors soupçonnait une hernie discale, mais ses soins demeuraient sans résultat. Averti de la situation, notre bon curé lui a rendu visite et lui a frictionné le dos et les jambes à quelques reprises. Peut-être avait-il de l’huile de Saint-Joseph? Quelques jours plus tard, elle recommençait à marcher et n’a jamais arrêté depuis. Possédait-il aussi un don de guérisseur? (…) Pour réussir, il considérait le travail comme une valeur primordiale. Ses journées commençaient tôt et se prolongeaient jusque tard le soir. Il donnait l’exemple de ce qu’il prêchait lui-même. La vie ne se concevait pas sans la culture du sol. Il était donc cultivateur. Avant de dire la messe, il accomplissait tous les travaux nécessaires à l’élevage de ses bêtes à l’étable. À la hâte, il accomplissait ses autres devoirs.

Laissez-moi vous dire que le corps du Christ avait souvent de drôles d’odeurs. Avec les mains sales, il devait nous mettre l’hostie directement sur la langue à l’époque. Dans ses discours à l’église, il répétait inlassablement le souci du travail bien fait et cette conscience du pays à construire pour les générations à venir. Par ses prônes du dimanche, il communiquait d’une manière originale et sans éloquence aucune tous les événements de la vie quotidienne (deuils, maladies, accidents, feux, vie du culte, vie scolaire et vie agricole). J’ai entendu un jour le curé Langlais nous raconter en pleurant à chaudes larmes, la morve au nez en se mouchant, qu’une jeune vache promise à un bel avenir venait de mourir. Il était si peiné pour ce jeune cultivateur que cela en dépassait l’entendement. Un certain dimanche, un religieux à collet monté assistait à la messe lorsqu’un silence étrange lui fit monter les yeux. Quelle stupeur! Il voyait là, le curé Langlais en bottes de travail sales, canif à la main, en train de gratter la cire du grand chandelier, debout sur la table de l’hôtel de l’église. Il est ensuite allé chercher les vieux bouts de chandelles qu’il avait conservés pour recréer une nouvelle flamme manquante aux 6 que doit habituellement comporter une cérémonie, selon lui. Il redescendit ensuite le plus naturellement du monde en récitant les formules en latin. Ah! Qu’il était économe. Son métier d’agriculteur lui faisait gagner quelques sous en envoyant par le train dans les chantiers de Clova, du lait et des œufs frais (de moins en moins frais d’ailleurs avec les jours qui passaient). Chargé comme un mulet, il arrivait toujours tout juste à temps pour prendre le train. De temps à autre, notre bon curé devait se rendre à Amos pour aller voir l’évêque Mgr Desmarais. Pour rendre son voyage plus utile, il se chargeait des commissions pour tous ceux qui voulaient en profiter. “Je m’en vais à Amos, avez-vous besoin de quelque chose?”. Les gens y allaient de leurs demandes véritables : “Apportez-moi donc une paire de claques 8 et demi! Un ciré jaune grandeur 16! Un corset lacé de taille 42! Allez voir ma mère à l’Hôtel Dieu! Allez chercher mon dentier chez le dentiste Bigué!” Souvent, au printemps, il faisait venir des marchandises en grosse quantité pour que les agriculteurs paient moins cher au final. Il annonçait soudain une grande vente de graines de semence qu’il avait commandée. Pour en faire la promotion, il ajoutait en chaire le dimanche : “Achetez ma graine, c’est la meilleure”.

[…] Alors qu’il fut dans la soixantaine avancée, il était curé à Laferté et a déjà donné son billet de train à un jeune de la paroisse qui était sans le sou pour qu’il entre à la maison en train, tandis que lui fut pris pour faire le trajet à pied sur une longueur de 10 milles. Le jeune homme dans la trentaine ne s’était pas préoccupé de savoir comment le curé avait pu s’en venir ce soir-là à Laferté. Convaincu que l’important était d’être et non de paraître, il était peu soucieux de son apparence extérieure. Après sa nomination comme chanoine, la photo officielle le montre heureux de porter sa vieille soutane pâlie par le soleil en plus de sa vieille casquette. C’est le portrait que je garde de lui ».

J’imagine Georgianne à 8 ans, faiblement éclairée à la lueur du feu de foyer, dans un silence complet, voyant se dessiner le visage du curé Langlais dans la braise et imprimant dans sa mémoire à jamais ces touchantes scènes de vie. Comme le temps long est le meilleur ami du silence, la petite fille les a vu de face et de profil si souvent qu’elle devient une des rares personnes à avoir goûté aux savoureux atouts de l’un comme de l’autre. Même si elle a de fortes respirations d’énervement lorsqu’elle me parle d’un sujet brûlant de nostalgie, elle demeure, à 90 ans, organisée dans son récit. Un récit imprimé en tête par un silence méditatif et bien ordonné, en héritage discret du temps long. À chacun sa condition de jeunesse. À chacun ses atouts.