Estelle Paquin Laperle, 97 ans

St-Bruno-de-Guigues

Estelle Paquin a des yeux d’années-lumière. Lui parler est une expérience vertigineuse, plus les minutes s’empilent. « Madame Paquin, vous dites que vous avez connu le puissant curé Moreau de Guigues, est-ce que c’est vrai qu’il était austère et sévère? » Et hop! Les mots sont lancés se frayant vite un chemin dans sa boîte crânienne. C’est comme si je l’avais lancée dans un palpitant plongeon du haut d’un tremplin de 30 mètres d’où elle file de seconde en seconde, franchissant les strates de dizaines d’années, fracassant les records de vitesse de farfouillage historique, glanant ici et là dans les centaines de sermons du dimanche auxquels elle a assisté. Elle a entendu les dire des curés successifs, pour y puiser l’information, en extraire une moyenne, filtrer ce qui est bon et juste à dire et ce qui se comprend par un homme de 38 ans en 2018. Tout se lit dans ses yeux. Son esprit est parti loin. Très loin. Mais les yeux grands ouverts, elle me laisse sans s’en apercevoir assister à sa recherche épique. Puis, au bout de 6 ou 7 secondes bien mesurées, elle émerge comme tirée vers le présent avec une belle prise toute fraîche et digne d’être rapportée au présent : « Oh oui! C’est lui qui m’a engagé comme maîtresse d’école en 1940 et j’avais eu le tour de le mettre de mon bord en décrochant les primes au mérite. Dans ses sermons qui duraient souvent plus d’une heure, il parlait d’agriculture, d’électrification, du développement nécessaire des coopératives, de la beurrerie et parfois… un peu de l’Évangile. Comme il avait de l’influence et qu’il n’aimait pas que les hommes de la paroisse partent pour la Guerre, il a fait exempter plusieurs agriculteurs d’aller au front. » Voilà. C’était dit et bien dit.

Estelle est une des rares à pouvoir remonter facilement jusqu’aux années 20 puisqu’elle en a 97 ! Elle est parfaitement autonome et lucide. Tous ses sens fonctionnent très bien, et quand les questions normales et convenues se posent son délai de réponse est le même que vous et moi. Rien à mentionner de spécial. Mais… lorsque j’arrive avec une question un peu plus corsée et recherchée, alors là le processus s’opère et je sens tout de suite que son silence n’a rien de celle qui n’a pas compris et qui demande une précision. Dès que ma question est lancée, la course folle et enivrante commence. « Vous me dites que lorsqu’on décède, selon vous, les âmes redescendent parmi nous. Est-ce qu’il vous arrive de demander de recevoir de l’aide dans votre vie et que finalement vous vous sentiez accompagnée concrètement dans vos épreuves? » Soudainement, des dizaines d’années de prières sont épluchées en moins de deux, les souvenirs douloureux, les souvenirs tendres, la perte des proches et les liens garantis en cas de besoin. Puis, l’élastique la ramène à moi.

Je suis sa pupille immobile qui me revient sûre et certaine de sa réponse. « Oui. J’interpelle souvent mon mari et d’autres proches décédés et j’obtiens presque toujours des réponses. Ça m’arrive souvent de demander à des saints aussi. St-Antoine de Padoue, patron des objets perdus, je lui ai demandé il y a quelques temps de retrouver mes clés, près de la porte, après avoir bien regardé partout autour. Durant la nuit, il est venu me dire qu’ils étaient en dessous de la galerie à une place bien précise. Le lendemain, c’est là qu’elles étaient et je n’aurais jamais retrouvé mes clés sans cela. Elles étaient très difficiles à voir. Il faut dire qu’il m’arrive aussi d’interpeller aussi d’autres saints. La Sainte Vierge Marie, c’est une de mes bonnes en plus de Saint-Joseph. »

Tout y est passé et sur son dos, j’ai vécu des allers-retours fascinants vers son grand-père Paquin qui a acquis parmi les plus belles terres du coin, en pourtour du village, faisant d’elle une privilégiée de pouvoir cultiver, tout en ayant tous les loisirs et les services urbains à proximité, ainsi que le pensionnat pour faire ses études d’enseignante à pied. Ainsi commençait la lignée impressionnante des légendaires Paquin qui ont vu atterrir le premier avion de leur vie, sur le champ gelé de son oncle en 1932, où se trouve le « carré Roberge » aujourd’hui. Un avion à deux places où ses frères ont embarqué, parce qu’il était de coutume à l’époque qu’on ne faisait pas faire ce genre de chose à une femme. Découdre un manteau trop usé pour le virer de bord et recommencer à le porter pour encore au moins 10 ans. Sa peur du mariage. Sa peur de voir sa fille aller performer en chant à Granby. La réussite de son mariage et du voyage de sa fille à Granby qui a fini par fonder une chorale de chant populaire très prisés à Guigues.

Par elle et par ses yeux qui donnent accès à une profondeur historique, j’ai voyagé. Estelle Paquin a des yeux d’années-lumière que jamais je ne voudrais voir se fermer.