
Claire Pelletier et Jean-Paul Paré, 90 ans
Rouyn-NorandaAvec une gentillesse proverbiale et l’allure du stéréotype du beau petit couple de personnes âgées, la discussion commence. Claire et Jean-Paul ont des souvenirs abondants et des anecdotes à profusion. Jean-Paul me fascine tout de suite parce qu’il attend son tour pour parler, tout en se berçant d’un rythme lent mais assuré. Il a les yeux qu’on jurerait fermés, mais c’est qu’il a les paupières tombantes. Au moment où je pense qu’il dort, il me regarde par une mince ligne entre ses paupières, donnant l’impression malgré lui qu’il est un vieux sage asiatique, détenant toute la mémoire orale du patelin. En fait le couple, dans un amalgame parfait de souvenirs tourbillonnants, excelle à fracasser l’imaginaire par l’emploi de tranches de vie courtes, mais prodigieusement révélatrice d’une époque où on vivait des situations extrêmes.
« – Vous dites que c’était rough à Rouyn-Noranda, dans les débuts?
– Il y avait trois murs de filles de joie au Centre-ville de Rouyn-Noranda, pour les hommes qui les voulaient. La bataille était toujours prise là-dedans, sauf le dimanche, jour de leur congé.
– Moi, j’étais dans les Filles d’Isabelle (un mouvement catholique) et la jeune naïve que j’étais, est allée vendre des billets de financement à l’entrée d’un bordel. On m’a vite fait comprendre que ce n’était pas la place pour cela!
– Un voyageur ne connaissant pas Rouyn-Noranda est allé se prendre une chambre dans ce qui était finalement un bordel. Toute la nuit, il y avait des hommes et des femmes qui se battaient. Il a fini par dire: “C’est pire que le Far West ici. Moi, je m’en vais.” Il est parti et on ne l’a plus jamais revu.
– Ma mère a eu une épicerie pendant plus que 13 ans au coin de la Rue du Terminus. On vendait même du foin et de la moulée et on avait un poney pour faire la livraison, avant d’avoir un camion. En haut, on avait 10 chambres à louer et une bonne fois, une fille pleurait tellement qu’on est allé la voir. Elle venait juste de se chicaner avec son « pimp », parce qu’il trouvait qu’elle n’avait pas ramassé assez d’argent à son goût. Il y avait des taches de sang sur le matelas. Pour ce qui est de l’épicerie, elle a été vendue suite à l’été 56, où ils ont enlevé tous les billots de pontage sous le gravier, pour refaire la chaussée et finalement asphaltée. On a perdu trop de clients avec le temps que ça a pris.
– Mon père a toujours juré qu’il y a trois corps d’hommes enterrés sous l’édifice qui est actuellement Royal Lepage Lachapelle, au Centre-Ville, sur Gamble. Il n’a jamais voulu dire qui, mais il le jurait. À l’époque, il y avait un meurtre par semaine environ et les règlements de compte fréquents, faisait qu’on se débarrassait des corps comme on pouvait. On vivait là-dedans. Que veux-tu?
– Les policiers au départ étaient engagés simplement par leur carrure et leur apparence physique. Ils se faisait dire de mettre l’habit et ils pouvaient presque partir pour faire la Loi. Le poste était situé où est l’hôtel de ville aujourd’hui et, partout dans le quartier, il y avait une lumière rouge installé en haut de tous les poteaux de téléphone. Les policiers en service avaient juste à se rendre où la lumière allumait, guidés par la centrale téléphonique pour aller intervenir auprès d’un citoyen. C’était une invention unique à Rouyn et ça a duré jusqu’au début des années 50. »
– Y parait que c’était très pollué à Rouyn-Noranda dans les débuts?
– Quand je suis arrivé ici à 13 ans, on jouait avec des amis et il fallait s’arrêter sur le bord du trottoir pour reprendre notre souffle, à cause de la fumée de la mine. M. Bonneville, le journaliste, lançait dans les journaux que la fumée, c’est bon pour la santé. Il était payé par la mine.
– Les égouts de l’hôpital allaient directement dans le lac Osisko. En se baignant là, on voyait bien qu’il y avait des “choses” qui flottaient! Après, on est allé se baigner dans le lac Noranda. C’était un peu mieux.
– Pour ce qui est du Lac Édouard et du ruisseau à côté, c’était la décharge d’égouts de Rouyn. Le curé à l’église Saint-Michel commentait, plusieurs fois par mois, l’odeur qu’on sentait à la messe, quand le vent était sur le mauvais bord, à cause des égouts municipaux. »
– Monsieur Paré, vous avez travaillé pour le bureau d’impôt à Rouyn-Noranda durant 32 ans, notamment comme enquêteur/collecteur. Vous avez dû en voir de toutes les couleurs, hein?
– J’étais là à l’ouverture du bureau en 56. En 1954, des médecins déclaraient 5,000$ de revenus en moyenne. En 1956, soudainement après que notre bureau ait été installé pour couvrir la région, ils déclaraient 50,000$. Avant personne ne venait vérifier, alors c’était chacun pour soi. Ça me fait penser au docteur McArthur qui était payé par la mine et qui a perdu ses licences, après avoir quasiment fait mourir un gars avec un mauvais diagnostic. Moi, il me prédisait une mort avant Noël, quand j’ai eu un petit problème de santé. Ma mère m’a envoyé voir un spécialiste dans le sud de la province et j’avais seulement besoin de repos pour quelques mois. Je suis encore là à 91 ans!
– J’étais allé voir un riche un moment donné. Il m’a fait assoir, a sorti un revolver qu’il a mis sur la table en disant “ici… on discute.” Ça arrivait, ça.
– J’ai été demandé en renfort à l’Expo 67 à Montréal. Dans des petits coins, il y avait des séries de kiosques tous illégaux! En me rendant compte de cela, j’ai décidé d’entrer dans les dossiers « à fond la caisse» et de collecter. Au bout de quelques jours, j’ai reçu un appel de mes supérieurs qui demandent à me voir. Je me suis dit qu’ils voulaient me féliciter. Non, ils tournaient autour du pot pour me dire finalement que si je continuais, j’allais me faire tuer. Les petits exposants devaient payer une cote à la pègre pour être là. Une enquête plus poussée devait se faire dans les mois suivants. Il ne s’est absolument rien passé et j’ai dû arrêter d’enquêter.
– Il y a eu un moment où on m’a demandé de transporter 40,000$ du centre-ville de Rouyn jusqu’à Noranda, avec un révolver dans mon manteau. Je l’ai fait. Il ne s’est rien passé, mais c’est le seul moment où je me suis cru important! »
Vous comprenez qu’avec autant d’anecdotes fracassantes entre les mains, j’ai eu de la difficulté à faire des choix pour m’arrêter sur une seule. Je vous en ai donc offert une rafale. Le plus surprenant, c’est que Jean-Paul et Claire me disent tout cela avec un large sourire, une parcelle de résilience dans chaque phrase et un appétit pour le passé, aussi grand que pour le présent. Je les aurais crus résidents éternels d’un petit village tranquille. Comment ont-ils fait pour traverser ces époques troubles de ville anarchique, tout en conservant cette attitude zen? Ah oui! J’allais oublier… Jean-Paul Paré, avec ses paupières tombantes, est un vieux sage asiatique qui conserve avec sa douce, la mémoire orale de la ville. Je sors de chez eux enrichi de nouvelles connaissances et d’un cadeau qu’ils m’ont offert. Je ne marche plus de la même manière au Centre-Ville de Rouyn-Noranda, depuis les images fortes qu’ils m’ont imprimées en tête.





