Céline Hubert, 67 ans

La Sarre

Enfanter, c’est un geste grand. Une âme fait corps avec de la chair dans un ventre chaud et rond de femme. De quelqu’un, on fait une autre personne. C’est le geste fondateur d’une vie. Le point zéro du commencement du monde. Tous les sens sont en éveil. Les proches en émoi. Le meilleur peut se produire, tout comme le pire. C’est une ligne qui existe entre miracle et calamité. Or, dans notre histoire, au fur et à mesure que le taux de natalité a descendu, l’importance de la survie de chaque enfant à naître a monté en flèche. Les progrès de la médecine aidant, les miracles se font beaucoup plus nombreux que les calamités. Toutefois, pour réaliser des gains, la médecine moderne parle en chiffres, en doses, en effectifs. Bref, beaucoup de tête, moins de cœur. Pour ce qui est de mettre au monde un enfant, toute la place fut bientôt faite à la baisse du taux de mortalité infantile, mais très peu au type d’expérience vécue par les parents avec leurs bébés.

Céline à La Sarre était préoccupée par cela : c’est elle qui a fait atterrir localement le nouveau programme des cours prénataux dans les années 70, en plus de donner le contenu hebdomadaire durant 15 semaines de suite, à 6 groupes de 15 parents par année. Oui, 15 rencontres pour 90 parents mieux préparés à la venue de la parentalité. Mais, il y avait beaucoup mieux à faire encore, car imaginez-vous qu’à l’époque, juste après l’accouchement, on séparait l’enfant de sa mère pour le placer en pouponnière en observation pendant 7 jours durant lesquels les parents ne pouvaient que voir leur enfant au travers d’une vitre. Le seul moyen de le toucher était l’allaitement. Comme par magie, toutes les femmes voulaient allaiter même si ça se passait mal. Céline s’est battue fermement pour changer cet état de fait. Au tournant des années 80, c’était réglé, la cohabitation mère-enfant devenait la norme. Le lien d’attachement était bien plus fort, et ce, sans toutefois faire monter le taux de mortalité infantile. Les employés ont dû s’adapter pour le bien des parents et des enfants. Céline a eu un fils d’ailleurs au début des années 80 et elle a pu cohabiter avec lui dans une chambre. Il reste sa perle, son joyau, la chair de sa chair.

Par contre, Céline a constaté qu’il y avait mieux à faire. En plus de provoquer des changements d’emplacement sur l’étage (pour que l’information circule mieux entre la pouponnière et l’unité de maternité), en 1984, elle s’est mise  à espérer qu’on instaure à La Sarre un véritable Centre de naissance, faisant en sorte que la femme enceinte arrive dans une chambre et y vive son accouchement en plus des premiers jours de vie du bébé sans changer de chambre.

L’atmosphère serait mieux contrôlée, les traumatismes moins grands et de nouvelles façons de faire inciteraient à prendre soin davantage des familles, pour que le miracle de la vie soit vécue comme il se doit. On demanderait au  personnel assisté des appareils d’être plus mobile que les patientes. Ça existait ailleurs, mais le principal frein venait du manque de place dans l’hôpital. Pendant 10 ans, la cadre responsable qu’elle était fumait du silence. Le projet bien ficelé attendait en filière 12. En 1994 arrive le virage ambulatoire: on coupe des lits et on réduit les temps d’hospitalisation. Céline saute sur l’occasion pour proposer à nouveau le projet et prendre la place laissée vacante au 2e étage à côté de la pédiatrie. Elle joue du coude dans les coins et parvient finalement à se faire dire oui. D’ailleurs, sa collègue d’Amos a aussi pu profiter des recherches poussées et du travail fin de Céline pour faire la même chose de son côté.

Une autre étape était franchie vers une époque non seulement de bons soins médicaux efficaces, afin que tout bébé naissant vive, mais aussi et surtout de respect des familles qui voient arriver leur descendance comme l’évènement le plus marquant de leur vie. Céline Hubert a vu loin en avant, a persisté, a signé. Aujourd’hui, même si ces mesures se font et se défont au gré des réformes et des ego des décideurs, l’esprit de ce qu’elle avait mis en place est toujours là dans plusieurs hôpitaux de la région.

Céline était la mère de mon grand ami David quand j’étais enfant à La Sarre, habitant sur la même rue. On ne parlait que de nous et j’étais loin de me douter que la femme discrète qui nous servait le chocolat chaud était en train de révolutionner un étage d’hôpital et d’embellir l’expérience de vie de centaines de femmes de ma ville. Céline, sache que mes chocolats chauds ne goûteront plus jamais la même chose: dorénavant, ils te seront dédiés.