Carmen Côté, 71 ans
St-Bruno-de-Guigues (anciennement Lorrainville)Le père de Carmen s’appelait Marcel. Marcellin pour les intimes. Un homme jovial et manuel qui était atteint d’une spondylite ankylosante qui rendait son cou complètement fixe et penché vers l’avant. Avec les années, cela lui donnait l’allure d’un bossu. Carmen a appris à vivre avec cette caractéristique de son père. Toutefois, il faut avouer que ce n’est pas tout le monde qui voit souvent passer un homme avec cette silhouette. Un bon jour où Carmen avait 11 ans, en marchant au village avec une amie, cette dernière lui a dit : « Eille ! Regarde de l’autre bord de la rue ! Y est donc ben bossu, cet homme-là! » Carmen est restée figée. Rien ne savait plus sortir de sa bouche. C’est sans doute la première fois qu’elle entendait un commentaire direct de ce genre envers lui. Elle est donc passée sans dire que c’était son père. Elle s’en est voulue énormément d’avoir en quelque sorte renié son père. Des mois et même des années sont passés avant de faire la paix avec cet événement. Notre conscience intérieure et profonde est souvent un juge sévère. Sans que personne ne nous reproche ouvertement quoi que ce soit, notre conscience sait jouer dans nos plaies. Il est possible toutefois d’en guérir. Pour cela, Carmen a misé sur la promesse à elle-même, de ne jamais renier à nouveau son père, sous aucune considération.
Marcellin n’était pas du genre à s’apitoyer sur son sort. Ce n’était pas sa condition physique qui allait l’empêcher de faire quoi que ce soit (tenez-vous bien) : il est parvenu à patenter une tondeuse accrochée à l’arrière d’un fauteuil roulant. Il s’est fait un manche avec un aimant pour ramasser ses vis, et un autre avec un lave-bouteille afin de mieux se laver les pieds et faire rire l’ergothérapeute. On l’a vu remplacer tout seul les feuilles de plâtre de son plafond incliné par un ingénieux système de poulies. Il restait bien des endroits comportant des craques apparentes qu’il a vite fait de masquer, en ajoutant des moulures en lattes de bois, à intervalles réguliers. Pour ce qui est de son caractère, Carmen voyait bien que son père, habile conteur, tournait à la blague son allure de bossu. La désamorce par l’humour était sa meilleure arme. « T’en as pas vu souvent des modèles comme moi, hein? » qu’il lançait, droit dans le mille. « C’est long icitte à l’urgence aujourd’hui! Bon. Regarde les deux filles qui sont dans le coin là-bas. Je te jure Carmen que je les guéris toutes les deux. Regarde-moi bien aller.» Il s’avance avec son dos voûté et son cou barré en disant aux jeunes femmes : « Bonjour mesdames. Comment ça va, vous autres? » Elles de répondre, après deux secondes sur lui : « Ah ça va pas pire. Ouin, pas pire pantoute. » En retournant à sa chaise d’origine : « Je te l’avais dit Carmen que je les guérirais! » Tout cela, vécu sur fond de sa musique préférée de Gerry Boulet : « […] Je suis celui qui spin. Qui reste vivant. Je suis celui qui regarde en avant. Je suis celui qui frappe dans la vie, à grand coups d’amour […] ». Comme Marcellin n’était pas du genre à se plaindre et qu’il avait toujours montré qu’il pouvait travailler comme tout le monde, Carmen a pris du temps avant de reconnaître, en lisant un dépliant offrant de l’aide à domicile pour les personnes atteintes d’un handicap que son père était… un handicapé. Certes, elle voyait bien la « différence », mais pas le « handicap ». Toujours est-il qu’après avoir allumé, elle est parvenue à avoir des services pour son père qui commençait à se faire un peu plus vieux. Ce n’est que bien plus tard qu’elle a compris qu’elle avait reçu une belle leçon de lui. En effet, à chaque fois qu’elle a surmonté des difficultés en tant que femme, elle s’est parlée en elle-même pour mieux les affronter et se montrer fièrement capable.
Lorsqu’on lui a dit en 1967, après sa formation en milieu hospitalier
« On ne peut pas vous prendre, vous venez de vous marier… votre mari va devoir vous faire vivre », elle a claqué la porte, pour aller vers un autre employeur qui a bien voulu d’elle. À 52 ans, lorsqu’elle s’est retrouvée seule, dans l’impossibilité de faire autrement que d’affronter l’autoroute vers Ottawa, qu’elle s’est trompée de sortie et qu’elle s’est agrippée à un rare francophone du coin pour le questionner. Elle a alors retrouvé le droit chemin et est arrivée à destination avec l’allure d’une victorieuse.
À la retraite, après avoir été adroite et influente conseillère municipale, elle s’est demandée si elle avait vraiment les qualités pour se présenter à la mairie. Elle a fini par foncer. Se sentir capable est horriblement difficile pour certains, tandis que cela va de soi pour d’autres. Souvent, les modèles que sont nos parents, jouent pour beaucoup dans l’intensité de ce sentiment que l’on porte. Avez-vous bien mesuré à quel point vous représentez l’image de quelqu’un de capable, pour votre entourage? Pour Marcellin, on aurait eu bien des raisons de penser que c’était impossible. Or, il l’a si bien démontré dans ce qu’il est que sa fille Carmen… est mairesse!
Il y a quelques années, Carmen a écouté une conversation entre son père Marcellin et le beau-frère de ce dernier, atteint d’un cancer. Le cancéreux se trouvant amaigri et n’aimant pas le regard que les gens portaient maintenant sur lui, tacitement s’est fait répondre : « Tsé, moi, j’en ai traversé des murs de silence. Il a fallu que j’apprivoise ces silences-là quand je passais quelque part. Qu’est-ce qu’ils voulaient dire au juste? Je me suis dit que tout ce monde-là voulait me dire quelque chose, mais qu’au fond, ils ne savent pas comment me parler. Il ne faut pas présumer de la signification du silence des autres. » Carmen est une des rares femmes que je connaisse qui sait quoi faire lorsqu’elle traverse un mur de silence.





