
Anita Beaudoin, 87 ans
AmosLa mère d’Anita ne voulait pas que ses 13 enfants sortent de la maison. Elle est donc restée cloîtrée chez eux entre quatre murs, à jouer avec pratiquement rien. C’était son premier enfermement. Toutefois, le monde extérieur et tous ses aléas ne peuvent vous manquer si vous ne savez pas de quoi ils sont faits. À 35 ans, quand Anita est entrée comme gardienne de prison pour femmes à Amos, elle a bien compris. Quand t’es en prison après avoir connu le monde extérieur, tu sais ce que tu manques quand tu y es. C’était rough. Très rough. Elle avait bien connu des durs à cuire du temps où elle était « waitress », mais là le monde interlope offrait à voir autre chose de plus ténébreux encore. Arrivée sans formation pour un remplacement d’un mois, elle est restée, attirée par l’excellent salaire de la nouvelle parité salariale avec les hommes gardiens, pendant que son homme à elle tombait sérieusement malade et qu’elle devait subvenir aux besoins des siens: cinq enfants qui sont la prunelle de ses yeux et tout l’amour du monde. Puis, le gouvernement, frustré de payer autant les femmes, ferme toutes les prisons pour femmes dans les régions et mute automatiquement les employés à Montréal et Québec. Anita s’inquiète pour son mari qui est d’ailleurs incapable de vivre en ville, et ils décident de réaliser l’impossible d’une séparation de corps temporairement pour se voir aux trois semaines. Lui dans le lointain du nord. Elle dans la jungle métropolitaine. Lui garde un enfant. Elle en garde 4. Chaque année, elle s’essaie à devenir la première femme gardienne de prison pour homme à Amos en se faisant muter à nouveau. On lui refuse chaque année. Chaque année pendant 11 ans. Onze ans à faire confiance à son mari en Abitibi et à recevoir la réciproque sans jamais parler de ce qu’elle vit à son travail. De toute façon, comment lui dire ce qu’elle voit là? C’est plein de cris étouffés. Plein de douleurs de trahison et de corps mutilés. Une femme a tué son mari et l’a démembré comme une vraie cinglée, mais dans l’observation fine de son confinement et des paroles qui s’évadaient de sa bouche elle avait tout d’une femme battue et déconstruite par son mari. Elle a dû disjoncter un soir de trop-plein. Quelques coutumes ne mentent pas dans les prisons : Les gardiens s’assoyaient toujours dos aux murs en cafétéria pour éviter d’être la cible d’attaques sans les voir, jugeant par ailleurs qu’il était normal d’avoir parfois du sang sur leur chemise déchirée. Déchirée d’une violence physique jugée nécessaire. Devoir faire des fouilles de femmes nues, en soulevant les gros seins lourds pour éviter qu’elles ne cachent des objets à cet endroit secret sans parler de ce qu’il y aurait à fouiller en certains orifices. Se faire arracher un rond d’un pouce carré de cheveux par une détenue lesbienne qui s’est soudainement rebellée après avoir dénoté chez Anita un manque d’intérêt face à ses avances pour l’embrasser.
Des collègues aux poignets cassés, tordus ou trainant partout un dos cassé en souvenirs raides d’une échauffourée destructrice. Des néons cassés sur leur tête. Une détenue qui parvient avec la seule force de sa main à démolir complètement une toilette en céramique en mille morceaux, les nerfs aiguisés par la drogue. Des graffitis de bonhomme pendu avec des noms inscrits en dessous comme des menaces de mort. Évité par un jour de congé d’Anita; un BINGO. Un événement qui n’a rien à voir avec un gain de 2,000$ en punchant une carte, mais qui a tout à voir avec une mutinerie généralisée ou tous les détenus se permettre un excès de violence jusqu’à tuer. Une collègue sortant lacérée du conflit, poignardée avec un tesson de bouteille de verre.
Dans ce contexte, d’une aigreur atroce pour le commun des mortels, il faut tenir fort à la vie pour traverser les journées indemnes. Intacte de corps peut-être, mais intacte intérieurement… rien de moins sûr. Quand on pense s’en sortir plutôt bien, en se mentant sans doute un peu, le stress constant comme du poison dans les veines, vous envoie alors un cancer comme une bombe à détonation lente. Toutes les femmes collègues à Montréal qui ont vécu des Bingos sont décédées d’un cancer. C’est à 43 ans, à Montréal, qu’ Anita goûte à son premier cancer doublé de problèmes cardiaques. Redevenir waitress… plus jamais! Descendre de salaire avec des enfants aux études, non merci! Elle s’est soignée et a continué.
En 1983, quand la loi change et qu’elle obtient son transfert au Centre de détention d’Amos auprès des hommes, elle revient au bercail auprès de son homme. À Amos, elle voit des cellules surpeuplées à 3 au lieu de 2 avec un de ces détenus qui doit coucher par terre. 12 autochtones plus faciles à gérer que 6 blancs parce qu’ils ont leurs propres codes et se font subtilement leur propre justice interne. Elle voit des nouveaux détenus arriver avec une sentence d’agression envers des enfants, se faire donner de sérieuses raclées par les autres détenus, jusqu’à en finir avec un œil qui pend. En plus de vivre encore dans le monde peu reluisant qu’est celui des prisons, elle a la lourde tâche d’être pionnière. Première femme gardienne de prison pour homme en Abitibi. C’est mal vu. Qu’importe. Elle fera son chemin quand même.
« Pour les hommes de la prison, les femmes qui entraient représentaient une menace silencieuse qui envahissait leur bastion, dévalisaient leur pouvoir et brisait leur intimité. […] Ces femmes ont vécu sous l’intimidation et la menace venant de leurs collègues masculins, des détenus ou de leurs supérieurs. “Vous prenez la place des gars. C’est une job de bras. Vous n’êtes pas capable de piocher sur les détenus. C’est quoi votre problème? Vous n’êtes pas bien chez vous avec vos petits?” »
-Raymonde Tardif, dans le journal « Horizon » des policiers, à propos d’Anita comme pionnière à la prison d’Amos
Si le cerveau s’emballe par autant d’extraits rebutants et incendiaires mais pourtant bien réels, il cherche aussi des réponses aux questions les plus simples. Comment faire face? Comment tenir bon, en tant que femme durant toutes ces années? Voici le baume apaisant qu’est sa réponse franche : « Je suis allé voir en commençant le souffre-douleur de l’équipe. Un homme trop petit et considéré comme non sécuritaire pour les batailles. On a fait équipe ensemble. On n’avait pas à prouver qu’on était plus fort qu’eux-autres… c’était évident que NON! On s’est mis à entretenir tout de suite une relation de respect très grand avec tous les détenus. S’ils voulaient faire des appels le soir comme ils y avaient droit, on s’organisait pour qu’ils puissent les faire sans faute en composant leurs numéros. Après, ils étaient contents en se couchant et n’avaient plus aucune envie de nous faire la vie dure. On parlait avec eux et on leur facilitait la vie dans la mesure du possible. En retour, ils nous offraient le respect qu’on leur avait donné. Ils m’ont vite appelé « mom ». À part deux ou trois incidents rares où j’ai eu à me servir de mes cours d’autodéfense, j’ai pas vraiment eu de problèmes avec eux. J’ai été affecté à plusieurs départements et ça a toujours été pareil. Par contre, ça ne changeait pas l’attitude des collègues masculins qui n’étaient pas contents de me voir là en tant que femme.»
Oui, même en prison, l’humain reste le même, à peu de chose près. Chacun aspire au respect et à la dignité même dans les périodes de vie les plus sombres; triturées par l’odeur humide des cachots. Purger sa peine suffit. Pas besoin d’en ajouter sur leurs épaules. La loi du talion n’apporte que rage et désolation.
Anita a eu ensuite la chance de former la deuxième femme à ce poste et même si elle a pris sa retraite en 1991, il y a aujourd’hui 50% du personnel de détention d’Amos qui est de sexe féminin. Elle avoue que si c’était à refaire, elle se réengagerait dans le même métier… à la seule différence qu’elle prendrait moins de stress. Anita, une battante au sens figuré… qui n’a pratiquement jamais eu à se battre… au sens propre.





