Aldège Gauvreau, 90 ans

Témiscaming (anciennement Corbeil, ont)

50 ans avant de faire connaitre le nom Dion, partout à travers le monde à cause de Céline, la planète connaissait le nom Dionne. Les jumelles Dionne. Demandez à une personne de 50 ans et plus, tout le monde les connaissait. Nées en mai 1934 dans le village de Corbeil, dans le Nord-Est ontarien, il y avait une chance sur 57 millions que 5 fillettes identiques naissent et vivent. La nouvelle était grosse et le monde entier s’y était intéressé dans le temps de le dire. Tout le monde voulait voir le miracle! Pendant que ce petit patelin trop tranquille devenait soudainement le centre du monde, durant les années de disette nationale qui n’épargnaient pas la famille de quintuplés, Aldège demeurait sur la même rue. La mère des fillettes était de parenté avec le père d’Aldège. Ses trois sœurs portent d’ailleurs le nom de trois des jumelles Dionne. Oui, j’ai devant moi un authentique témoin de première main, du sujet qui a tant fait parler mes grands-parents et mes parents, quand j’étais jeune parce que l’intérêt pour les jumelles Dionne ne fut pas un feu de paille. Le médecin a fait accoucher la pauvre dame et flairé la bonne affaire, tout comme l’État ontarien. Aldège dirigeait le trafic quand on le lui demandait.

Dans toute sa pauvreté, il était réduit à utiliser les bottes trop grandes et percées de son frère plus vieux pour marcher en hiver en bouchant les trous dans ses bottes avec du carton, jusqu’à temps que le carton se mouille et ramollisse. Il a bientôt su que la maison des jumelles devenait réquisitionnée par la province en quelque sorte pour faire bonne figure, recevoir les touristes, et faire près d’un demi-milliard de dollars sur le dos de la famille, sous condition de subvenir à leurs besoins. Vitres teintées à sens unique, enseignement à la maison par un professeur privé, linge neuf et identique à toutes les saisons, les fillettes devenaient des objets de foire dans une cage de verre. Aldège a vu deux de ses sœurs se faire demander pour aller jouer avec les gamines, afin de leur donner un semblant de vie normale. Ses sœurs tentaient à l’insu des spécialistes et des gardiens de les mettre en garde, que la vie en dehors de chez eux n’était pas celle qu’elles pensent être. Rien n’y fit. Les jumelles étaient sous une emprise totale, condamnées à faire les mignonnes devant un public en liesse qui criait au génie. Bientôt, même la parenté et lui devaient payer pour aller les voir sans qu’un passe-droit ne fût possible. Même les habits de fin de saison des jumelles, personne parmi eux ne pouvait y toucher. Chez Aldège, on se contente de fabriquer des robes faites en poche de farine, teintes en rose au jus de betterave. Jusqu’à ce qu’elles aient 10 ans, les quintuplées sont souvent restées confinées à Corbeil. Toutefois, quand Aldège fut en âge de partir travailler, notamment à Témiscamingue pour de bon, les jumelles prenaient la route de New York et d’ailleurs, pour qu’on les exhibe à ceux qui n’étaient pas venus les voir à Corbeil.

Le cirque se poursuivait et leurs réels besoins exprimés ne pesaient pas lourd dans la balance. Les experts semblaient mieux savoir qu’elles ce qu’il était bon de faire. Aucun talent spécifique n’est pris en compte, et aucune distinction dans leur personnalité ou leur caractère n’est faite. L’Ontario les possédait et il fallait à tout prix conserver cette image d’unité, de propreté et de bienséance, pour qu’on ne voie que leurs visages souriants, loin de la misère de l’époque. Aldège, durant ce temps, est passé d’un petit boulot dans un restaurant à un poste de cadre. Il est devenu polyglotte comme il le souhaitait, mais au lieu de New York, il misait sur la petite ville de Témiscamingue où il s’est fait une belle vie. Plus le temps avançait, plus il se disait qu’au fond, il avait plus de chance que les jumelles Dionne malgré ses bottes trouées de jadis. Tous les manèges du monde en passe gratuite, tous les banquets aux couverts en argenterie ne pouvaient plus égayer durablement ces fillettes que la tristesse gagnait.

En quelque sorte, la famille Dionne avait gagné à la loterie de la vie, mais elle avait perdu tout le sens de ce que veut dire vivre vraiment. En voulant surprotéger les petites pour qu’elles ne connaissent jamais la faim, la peur, la douleur, le rejet et le manque, les spécialistes ont créé 5 existences vides de sens et tristes à mourir. Tout cela pour comprendre que la faim, la peur, la douleur, le rejet et le manque sont nécessaires à une vie de bonheur. Se frotter aux risques inhérents à la vie en société, tomber, et se relever est capital pour mener une vie heureuse. Aucune lumière n’existe sans sa contrepartie d’ombre. Ne vivre que dans la lumière est un mensonge qui finit tôt ou tard par devenir très amer, voire indigeste.

Bien sûr, la vie actuelle d’Aldège n’est pas parfaite, mais je parie qu’elle est bien mieux que celle des jumelles Dionne qui sont encore de ce monde. Et dire que c’est ici, devant moi, que se trouve ce témoin rare d’une époque révolue.